Lectures

Houria Bouteldja, Beaufs et barbares, Le pari du nous, ed. La fabrique, Paris, 2023.


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Le nouveau titre de Houria Bouteldja sonnait comme une promesse de perspective après un  précédent titre sans espoir[i], pour ne pas dire glaçant. Il n’y était question que d’altérité et de cloisonnements, et jamais le métissage n’y était évoqué. On avait du mal à saisir ce que l’auteure désignait par la politique de « l’amour révolutionnaire ». Ici, on était a priori sur quelquechose de plus engageant, même si le choix des termes me paraît hautement contestable : les beaufs ne sauraient être érigés en groupe social cohérent (on est toujours le beauf de quelqu’un, un vrai travail de sociologie mérite des éléments de caractérisation infiniment plus fins : qu’est-ce que la classe populaire, qu’est-ce que la classe moyenne ?  [ii]) ; le terme de barbare ne me semble ni pertinent ni efficace en reprenant simplement des représentations propres à l’extrême-droite.  On lit au demeurant avec intérêt les premiers chapitres, qui évoquent l’Etat racial. Bouteldja fait écho à des recherches récentes autour des Subaltern studies mais aussi à une approche intéressante du rapport de nos société au travail et à l’énergie : seul l’esclavage a permis l’abondance ensuite développée par l’accès bon marché à des énergies fossiles. En revanche je ne rejoins pas Bouteldja pour qui tout se résume au continuum entre empires esclavagistes et empires coloniaux : le travail des esclaves, le travail forcé des sujets coloniaux a constitué une déclinaison -abjecte- du surtravail prélevé par le capital sur les masses humaines, mais ils ne sauraient les résumer. Le déclin de la féodalité, puis l’érosion de la société d’ordres et enfin le développement du capitalisme ont constitué des dynamiques historiques non isolées de la question de l’exploitation esclavagiste et coloniale mais non totalement corrélée à celle-ci. De la même façon que réduire l’ensemble des actions humaines à leur contexte naturel constitue ce qu’il est convenu d’appeler du déterminisme géographique, je suis convaincu qu’il n’y a pas de causalité unique en histoire : les rapports de force entre les Etats, les liens dynastiques, les grandes tendances patrimoniales et démographiques, les évènements climatiques ont également joué leur rôle dans le développement des sociétés. Entendons-nous bien : l’esclavagisme a marqué nos sociétés ; le colonialisme a constitué une puissante trame de fond de l’ordre géopolitique contemporain ; bien des déséquilibres économiques et sociaux en procèdent, de même que des rapports de domination. Mais je ne suis pas favorable à tout leur résumer, comme le fait Bouteldja. 

Au-delà, Houria Bouteldja écrit des choses fausses. Quand elle affirme que « lors des émeutes de 2005 dans les quartiers, les petits Blancs étaient au mieux indifférents, au pire pressés que les flics en finissent avec la racaille (…) », elle ignore complètement qu’une majorité des interpellations ont alors concerné des jeunes gens portant des patronyme d’origine métropolitaine et non issus du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne[iii]. Dans les quartiers populaires des petites villes, les émeutes de 2005 étaient aussi une révolte de jeunes non issus de l’immigration récente. De deux choses l’une : soit Houria Bouteldja ignore cette réalité, et elle doit documenter davantage ses prochains écrits, soit elle le sait et elle le passe sous silence et dans ce cas là son approche est frappée de malhonnêteté intellectuelle. Elle avance par ailleurs des choses qui, non sourcées, sont discutables « Les « beaufs » se foutent globalement du racisme et de la répression policière des indigènes. Les « barbares » éprouvent des sentiments équivoques mais non dénués d’une certaine solidarité lorsque ces mêmes « beaufs » vivent, comme eux, une vie de gibier à flics. »[iv]  Il est injuste de conclure a priori à l’indifférence de tout un groupe à la question des violences policières : l’attitude du fonctionnaire qui a tué le jeune Nahel cette année a d’ailleurs été massivement réprouvée, bien au-delà des quartiers populaires.

Bouteldja finit pourtant, dans son sixième chapitre, par esquisser les ponts qu’elle promet entre les classes populaires : elle propose de « priver le bloc au pouvoir des leviers qui créent l’errance politique et le désespoir des petits Blancs » ; elle fait ponctuellement de bons constats « L’Etat s’est progressivement désengagé des territoires enclavés, des campagnes et des périphéries, abandonnant des populations entières dans des espaces sinistrés et économiquement traumatisés (…). »[v] Mais là encore, la seule planche de Salut qu’elle formule est le retour à l’Etat-Nation comme cadre de l’établissement d’un nouveau pacte social à travers la sortie de l’Union Européenne pour retrouver une souveraineté. Elle retombe dès lors sur ses obsessions :  l’UE serait consubstantiellement porteuse d’un projet racial destiné à exploiter les pays du Sud. Jamais il n’est question des politiques concrètes de l’Union Européenne  qui meurtrissent pourtant l’ensemble des travailleurs: pas d’évocation de la règle des 3% de déficit budgétaire, de l’orthodoxie monétaire ou la souplesse avec les règles anti-trust dès lors qu’il s’agit de protéger les intérêts des grandes entreprises. 

Fait extrêmement gênant, l’auteure convoque régulièrement Alain Soral dans son travail de délimitation des groupes. Si elle dénonce le nationalisme de Soral, elle procède à des emprunts à sa pensée particulièrement dérangeants « devinant l’attachement des musulmans à des formes de transcendance échappant à la logique moderne, séculariste et capitaliste, il a éprouvé le désert culturel des siens »[vi]. Houria Bouteldja, comme Soral, essentialise le rapport à la foi, aux autres ou à la culture de tel ou tel groupe.

Car les identités sont figées chez Houria Bouteldja quand elle affirme qu’il y a nécessairement une « assymétrie des affects ». Il me semble pour ma part que bien des affects sont universels. 

Jamais Houria Bouteldja ne pense le métissage quand un tiers des naissances en France découlent d’unions mixtes. Or, c'est un élément des sociétés coloniales sur lequel les historiens, en particulier subalternistes, ont beaucoup insisté : loin d'un projet assimilationniste un temps défendu par les colonialistes libéraux, ou du projet ségrégationniste qui prévalait par exemple en Afrique du sud, les sociétés coloniales ont vu les empires débordés par un métissage dissymétrique (la réappropriation, par exemple, des codes politiques, de la pratique du dessin de presse, de la forme parti, ou même de la mystique républicaine française à des fins de combat politique décolonisateur). Il est à ce titre significatif que les leaders du F.L.N (Ben Bella, Boumediene) et tous les chefs politiques de leur génération soient passés par l'Ecole française, loin des écoles arabophones perçues, dès les années 1900 en Algérie, comme des espaces de relégation sociale. Bouteldja cite Frantz Fanon abondamment : c'est intéressant, car si Fanon dénonce l'aliénation des colonisés, les Postcolonial Studies et des historiens comme Daniel Macey ont souligné qu'il était fils de douanier et qu'il adhérait pleinement à la culture française au départ. C'est la même chose en Inde : Gandhi, Jinnah, Nehru font partie de la minorité d'indiens bénéficiant d'une éducation anglaise en Inde, et le père de Nehru avait fait Cambridge. Si le métissage culturel -y compris et surtout de dominés impliqués dans le combat pour l'émancipation- a été possible dans les sociétés coloniales, au sein d'espaces, certes restreints mais existants, de mixité, que ne le serait-il pas dans des sociétés postcoloniales ?
 
Il est temps d'arrêter de couper les cheveux en quatre autour de combats durablement minoritaires qui ne convergeront jamais, pour se remobiliser autour d'un projet économique et social cohérent, où la coopération se substitue à la lutte du tous contre tous, autour d'un projet politique commun à même de reconquérir, contre le national républicanisme et l'extrême-droite, l'hégémonie culturelle perdue : la République Universelle.


[i] Les Blancs les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, Paris, la fabrique, 2016.
[ii] On lira à ce titre Benoît Coquard, dans Ceux qui restent ( ref )
[iii] Gérard Mauger, La révolte des banlieues de 2005.
[iv] p. 218
[v] p.226
[vi] p. 227

26/11/2023




Nassira El Moaddem, Les filles de Romorantin, L’Iconoclaste, Paris, 2019.

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Nassira a grandi à Romorantin, elle y a fait le lycée avant d’être happée par Paris pour ses études et sa carrière de journaliste. Elle y vit avec son compagnon et leurs deux enfants. Elle raconte comment, au moment de la crise des Gilets jaunes, elle revient à Romo et retrouve Caroline, une ancienne copine de lycée restée elle dans la petite ville où elle est ouvrière. 

Nassira El Moaddem raconte une histoire personnelle, mais sans jamais perdre de vue une toile de fond économique et sociale. Elle évoque ainsi la nouvelle galerie marchande de la ZAC de la Grange ouverte en 2014 après le départ de l’auteure. Du Carrefour, du Darty et du buffet chinois Wok 41 qui fait le plein chaque week-end. Elle aborde, mine de rien, la tendance des aménageurs publics qui misent désormais tout sur le tertiaire : le multiplexe de 7 salles en périphérie a ainsi été co-financé par la mairie à hauteur de 5 millions d’euros.

Elle évoque la fermeture de Matra, sur décision de Lagardère, actionnaire majoritaire en 2003, qui avait employé jusqu’à 3500 salariés. L’usine employait son père, les cousins ; elle produisait toute une galaxie d’emplois induits avant d’être envoyée aux « oubliettes de l’histoire ». Nassira El Moaddem réussit une belle étude de géographie économique et sociale : elle montre comment les petites villes ont accumulé les difficultés, devenant les territoires maudits de la mondialisation : effondrement de la mono-industrie, chômage, surreprésentation chroniques des petits emplois de services. Le parcours de Hamid est particulièrement saisissant : parmi les derniers licenciés du site industriel, il a laissé « les heures de la fierté ouvrière » derrière lui : il travaille dans la logistique à vingt kilomètres de chez lui, chargeant et déchargeant des camions, la nuit, au SMIC. Il a 52 ans. 

Nassira El Moaddem fait du Nicolas Matthieu[i] réel, dans le Val de Loire.

Du coup le long récit du parcours de l’auteure au près des Gilets jaunes, à l’hiver 2018-2019 est adossé à une vraie réflexion sur le tissu économique de sa ville natale. Elle montre comment elle est d’abord reçue avec méfiance dans leurs assemblées, puis acceptée. Cela lui permet de prendre toute la mesure de la défiance à l’égard des médias et des institutions propres à tout un pan de la société. A l’arrivée, le témoignage est précieux : il montre comment les collectifs de gilets jaunes se réunissent dans des lieux de sociabilité des quartiers populaires, entre une mosquée et le café fréquenté par la communauté franco-turque. Les filles de Romorantin tort le cou pour de bon à ceux qui tentent d’opposer le prolétariat blanc des petites villes aux quartiers populaires. Surtout, l’ouvrage met en garde contre les « oppositions de principes entre quelques grands « types » d’habitants (…) » qui sont, rappelle l’auteurs « bien loin de la réalité ».

Loin d’une Houria Bouteldja[ii] omnubilée par les identités réifiées, Nassira El Moaddem dresse un beau récit, modeste et sensible du nouveau prolétariat dans la France du XXIe siècle. Lisez donc Les Filles de Romorantin, c’est un ouvrage de Salut Public.



[i] Nicolas Matthieu, Leurs enfants après eux (2018) et Connemara (2022).
[ii] Houria Bouteldja, Beaufs et barbares, le pari du nous (2023).

26/11/2023




Alain Ruscio, Nostalgérie : l'interminable histoire de l'OAS, Paris, La Découverte, 2016.

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Alain Ruscio dresse une histoire interminable, si l’on puit dire, par ses deux extrémités : elle commence il y a longtemps et peine à se clore aujourd’hui ; elle est conséquemment très longue. La genèse de l’organisation terroriste qui se livre à de très nombreux attentats pendant et après la guerre d’Algérie est selon l’historien à rechercher dès la première colonisation, dans les années 1830. Très tôt, en effet, les colons intègrent une « culture de la milice ». Armés, encouragés à l’être par le pouvoir métropolitain, ils se dotent face à la majorité native d’une « mentalité d’assiégés ». La ségrégation n’est pas officielle dans l’Algérie coloniale mais elle existe de fait. Si elle est ponctuellement débordée, la juxtaposition des européens et des natifs l’emporte. Les différences abyssales de niveau de vie y sont décrites, de même que les droits absolus d’une minorité infime. Cet ensemble de cadres, très précocement établis, débouche logiquement sur un racisme généralisé dont Ruscio démontre qu’il est dès lors intrinsèque à toute colonisation. Surtout, il rappelle que les quelques initiatives tendant vers l’égalité des droits entre natifs et européens restent au mieux extrêmement limitées, au pire lettre morte : Clémenceau doit imposer par la force la naturalisation de quelques milliers de combattants de la 1ère Guerre Mondiale, le projet Blum-Violette qui envisageait la création de 23 000 citoyens pour 1,5 millions d’hommes adultes en tout reste lettre morte. De fait, « l’égalité n’est jamais envisagée » en Algérie. 

Alors que l’insurrection est déclenchée, Alain Ruscio établit méticuleusement le processus de mise en place de l’OAS : il montre comment les comités « contre-terroristes » se forment à partir de 1955, et comment leur activité est alors théorisée par certains de leurs membres. Pour Jean-Claude Perez, « il est très important que la population française d’Algérie se rende compte, en particulier dans notre quartier, qu’il y a une organisation occulte, qui peut du jour au lendemain faire aussi bien (…) que le FLN ». Il montre comment la violence des attentats perpétrés dès 1956 et l’indifférence des pouvoirs publics investissent le FLN d’une certaine posture de « héros » et de « défenseurs du peuple » au sein de la population musulmane. Si les attentats de l’ORAF[i] visent évidemment les natifs, ils n’épargnent cependant pas les pieds-noirs, avec l’ambition cynique de mettre le feu aux poudres : ses bombes éclatent ainsi le 29 décembre 1956 le long du cortège funèbre de Amédée Froger, le maire de Boufarik très populaire au sein de la communauté européenne d’Algérie. 

Il et passionnant de voir comment les ultras de l’Algérie française coopèrent, un temps, avec les réseaux gaullistes : d’abord lancés dans une course de vitesse pour « capter la colère des pieds noirs », ils versent complètement dans la collusion lors de la préparation de la prise du gouvernement général. Jean-Robert Thomazo fait ainsi partie de l’équipe qui met au point le plan tout en assurant le discret contact avec les gaullistes. C’est à l’occasion du 13 mai 1958 que le cadre légal finit de s’écrouler en Algérie, le pouvoir militaire exigeant à partir de ce moment-là des mesures du pouvoir civil. Les gaullistes exploitent alors vigoureusement l’atmosphère de pronunciamento, parallèlement aux ultras : Pasqua réunit les factieux à Marseille tandis que Thomazo et Arrighi contrôlent la Corse et que Lagaillarde et Le Pen ourdissent un coup de force contre la chambre des députés. On voit bien toute l’exploitation que les partisans du général peuvent faire de cette menace, toute leur habileté en la circonstance résidant dans le fait qu’ils l’encouragent sans sembler en être. « A posteriori, la légende gaulliste a façonné l’image d’un chef uniquement soucieux des grandes décisions, laissant à ses subalternes les petites manœuvres. En faut, tout ce qu’on a pu recueillr depuis dément cette légende. On sait que le Général a rencontré un Delbecque en partance pour Alger le 6 mars – donc deux mois pleins avant le début de la crise – et qu’il lui a dit de « faire attention », de « ne pas aller trop loin » faute de quoi il pourrait se retrouver « au gnouf » (…). De fait, il n’est pas certain que les Pieds-noirs aient bien compris De Gaulle lors de son discours du 4 juin 1958 : De Gaulle y dit notamment qu’il y a alors en Algérie « Dix millions de Français et Françaises » », et Ruscio de souligner que les européens d’Algérie n’ont pas voulu y entendre que c’était là une remise en cause explicite de l’inégalité qui prévalait en Algérie.

Après l’évolution - rapide - de De Gaulle, le divorce est consommé entre le président et les ultras. C’est alors l’acte de naissance de l’OAS, marqué dès le début pas l’infâmie, puisque c’est au sein de l’Espagne franquiste que le mouvement éclot, certains chefs de l’OAS ayant même conduits en avion en Algérie par des phallangistes historiques.  A partir de ce moment-là, l’OAS n’a plus qu’un objectif : souder entre eux les européens d’Algérie en creusant le fossé avec les populations locales. Tous les moyens sont bons : déchaîner la violence, prendre le maquis, exploiter la colère des Pieds-noirs. Et c’est là le vrai but politique de l’OAS. Les bonnes questions sont je trouve posées : si l’action de l’OAS est globalement approuvée par les européens d’Algérie, la contrainte est exercée par les factieux sur les civils qui restent assez nettement en retrait : de fait, le nombre des activistes de l’OAS n’a jamais dépassé les quelques milliers ; au-delà, elle estime que le groupe des européens doit faire bloc, et ne répugne pas, à ce titre, à traquer tous les « traîtres ». La séparation nette que l’OAS trace entre les siens et les autres n’est pas exempte d’amateurisme : « (…) les commandos ajoutèrent au crime la bêtise la plus crasse : plusieurs autres Lévy avaient été auparavant assassinés…pour cause d’homonymie. On lisait les résultats dans le journal du matin, et on voyait « Monsieur Paul Lévy », et on disait « Nom de Dieu, ce n’est pas celui-là » ». Y compris lorsque la guerre est portée en métropole, l’OAS est ainsi décrite comme « peu organisée, mal armée, à peine secrète » (Jacques Delarue).  On lit avec intérêt les pages sur le recours au racket pour financer l’organisation, les tentatives d’assassinat de De Gaulle. 

Mais ce sont finalement les derniers chapitres qui sont les plus brûlants, ceux qui concernent l’après-Evian : on y voit les ramifications idéologiques de l’OAS ; Si Alain Ruscio ne fait pas des ultras un mouvement à proprement parler fasciste, il montre très clairement qu’un certain nombre de ses activistes étaient des fascistes réfléchis et structurés. La description de leurs projets est à ce titre édifiante : un réduit européen autour d’Oran non exempt d’une inspiration de l’apartheid est un temps envisagé. Il est par-dessus tout intéressant de voir comment la question raciale revient, et finalement divise les membres de l’OAS : les thèses d’un intégrationniste comme Jacques Soustelle collant difficilement avec celles de ceux qui se vivaient comme des défenseurs de l’Occident Chrétien. Enfin, la question de la mémoire et de ses échos dans le milieu politique français, en particulier dans le sud-est de la France est cruciale : des parlementaires comme les Tabarot[ii] poursuivent avec acharnement la guerre des mémoires en demandant que la fusillade de la rue d’Isly soit commémorée. Si l’on ne peut qu’être sensible au drame des familles pied-noir qui ont perdu des leurs lors de la manifestation, on doit cependant rappeler, avec Ruscio, le cynisme des ultras qui ont instrumentalisé ces malheureux en les jetant sur les soldats. On voit d’ailleurs assez mal pourquoi la France s’ « humiliant » en reconnaissant les méfaits de la guerre coloniale s’honorerait de commémorer le drame de la rue d’Isly. Le principe d’un travail de mémoire ne peut pas être de faire le tri parmi les morts : c’est la colonisation et la violence qui lui est consubstantielle qui a tué tous ces malheureux. 

Le livre de Alain Ruscio est un ouvrage de très bon aloi : loin de brasser sans nuance les multiples questions mémorielles, il fait un sort à ceux qui brocardent la « repentance ». Il n’y a pourtant que les nostalgiques de l’Algérie française pour parler de repentance, comme il n’y a qu’eux pour parler d’ « aspects positifs ». Le travail de l’historien se situe tout ailleurs : il dit les faits, retrace des causalités. Un travail inspiré dont ceux d’entre nous qui regardent vers l’avenir doivent de toute évidence se servir pour avancer dans la voie d’une véritable amitié entre les peuples algérien et français.



[i] Organisation de Résistance de l’Afrique Française, ancêtre de l’OAS.
[ii] Michèle Tabarot est députée des Alpes Maritimes. Son frère cadet, Philippe est sénateur du même département.

24/10/2022




François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme, Paris,Les Liens qui Libèrent, 2022, 131 p. 

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Pour François Ruffin, le front de la Somme a cédé : le Rassemblement National s’engouffre dans les vieilles terres de gauche du nord et de la Picardie comme jadis les blindés à travers les Ardennes : la NUPES n’a pas réussi à inverser la tendance amorcée depuis dix ans au sein d’une partie de l’électorat populaire. Alors que les régions Nord-Pas-de-Calais et Picardie lui conservaient toujours une vingtaine de sièges les années de défaite, les nôtres ne sont plus qu’une poignée[i] cette année à représenter à l’Assemblée ces régions pourtant historiques de la classe ouvrière.

N'en déplaise à ceux qui veulent (qui souhaitent ?) enfoncer un coin dans LFI, François Ruffin rend un hommage appuyé au leader du mouvement et à sa campagne présidentielle : si « la gauche est debout, sur ses deux jambes, une rouge une verte, c’est grâce à lui (…) par trois fois, il a ramassé le drapeau en guenilles ». Il souligne les trois batailles gagnées par Jean-Luc Mélenchon : les Outre-mers, les quartiers populaires, la jeunesse écolo. S’il regrette que la reconquête de la France « des bourgs et des périphéries » n’ait pas eu lieu, il reconnaît toute la difficulté de ce combat. Merci à lui de poser des mots aussi clairs qui parlent au cœur de militants engagés de longue date derrière Jean-Luc Mélenchon.

Le député décrit toute la difficulté du combat politique dans les territoires meurtris par la désindustrialisation. Bien souvent, le discours des catégories populaires y pointe ceux qui vivent des aides sociales, les « cas soc », c’est-à-dire tout simplement une autre fraction des catégories populaires, plus basse. François Ruffin a une explication : à l’époque de la France industrielle, quand les processus productifs concentraient les usines et leurs propriétaires dans les mêmes espaces, le profiteur passif, capitaliste, était visible de tous. Le clivage de classe n’échappait ainsi à personne : le grand bourgeois vivait dans son château dominant, au loin les corons ouvriers. Tout à changé avec la financiarisation de l’économie et l’éclatement des processus productifs. Les Bernard Arnaud et les François Pinault sont lointains, inconnus. A la tête de groupes industriels éclatés dont les sites productifs ont été externalisés et vaporisés à travers le globe, ils se sont enfermés dans les espaces de la grande bourgeoisie. Ils sont devenus pratiquement fictifs pour le grand nombre. Au contraire, la dislocation du monde du travail et le recours à l’Etat-providence ont jeté une lumière crue sur de nouvelles disparités au sein des classes populaires, nécessairement davantage aidées depuis l’apparition du chômage de masse. 

François Ruffin revient sur une réforme importante du gouvernement de Lionel Jospin, le conditionnement des allocations sociales aux conditions de revenu. Il avance que l’éviction des catégories les plus aisées du système d’aide sociale mine par essence l’esprit de l’Etat-Providence et constitue une sorte de propédeutique à l’enfermement égoïste des possédants dès lors fondés à abandonner le système de solidarité. 

En parallèle, François Ruffin décrit de façon poignante la mutation structurelle du travail à travers des figures comme Bertrand, qui travaille de nuit dans l’agroalimentaire pour 1700 € par mois et ne part pas en vacances comme le faisaient ses parents ou encore Perrine, psychologue à temps partiel. Il rappelle que l’auto-entreprenariat promu par Emmanuel Macron débouche pour les concernés sur une course permanente au 2e ou au 3e boulot, pendant des heures supplémentaires pour les salariés. Un chiffre surtout sonne grave : 1% des micro entreprises dépassent 17 000€ de chiffre d’affaires annuel. Pas de quoi vivre. Cette mutation du travail a aussi été celle de l’externalisation d’une foule de tâches pourtant indispensables : le député-reporter s’arrête sur les femmes de ménage astreintes à des horaires ubuesques dans des entreprises qu’elles ne connaissent pas et où elles sont invisibles.

François Ruffin ne manie pas grossièrement la notion de travail comme un Zemmour ou un Sarkozy (« le travail c’est la santé »), et non avec la « valeur travail », expression  galvaudée jusqu’à la nausée mais selon moi avec la valeur du travail . Ce concept est en effet à la base de l’économie politique marxiste qui veut que le capital ne produise rien et que le travail produise tout. En effet, selon Marx même si la production de richesse découle souvent de l’association du capital et du travail la part du capital dans cette association procède d’un travail initial et ne constitue à ce titre que la réification d’un travail plus ou moins antérieur. Bref, dans une approche marxiste toute production est réductible à sa valeur travail, une proportion plus ou moins grande de celle-ci ayant été prélevée par le capital. Rien à voir avec une espèce de valeur morale comme la générosité, la charité ou la bonne humeur : la valeur du travail est un élément concret, statistique, un postulat d’économie politique. 

Or pour François Ruffin, il y a beaucoup de travail face à l’urgence climatique : il parle de la nécessité de mobiliser toutes les énergies dans une économie de guerre climatique au sein de laquelle aucune tâche pratique ne peut être négligée. Il renoue ainsi pour moi avec les grands principes de l’Etat aménageur, qui fait de la prospective, qui voit plus loin que le profit immédiat et les intérêts à court terme consubstantiels de l’économie de marché.

Avec cet ouvrage, François Ruffin pose les bases d’une réflexion approfondie sur l’avenir de l’action publique en France. Il tord le cou à ceux qui, à droite et à l’extrême-droite, tentent de diviser le monde du travail en en ralliant une partie sur des marqueurs idéologiques écoeurants. 

On peut faire cependant des objections : tout entier consacré à ces territoires sur lequels il entend jeter une lumière crue, François Ruffin néglige d'établir l'organicité des classes populaires des banlieues et de la ruralité à travers la vraie construction d'outils qui seront utiles à tous : la construction d'une nouvelle coalition majoritaire, le retour d'un Etat aménageur, la refondation d'une Ecole pour toutes et tous.

Le bouquin de Ruffin est à lire, à méditer, à prolonger dans un travail politique d’unification du prolétariat, des classes populaires, de toutes les périphéries.



[i] Trois dans l’agglomération Lilloise, deux dans le bassin minier, un à Maubeuge, un dans la Somme, un dans l’Aisne.

3/10/2022




Camille Kouchner, La familia grande.

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L'ouvrage de Camille Kouchner a défrayé la chronique il y a peu. Je ne veux pas juste y lire un témoignage glaçant sur un fait divers sordide impliquant un ponte des médias non plus qu’une seule dénonciation du patriarcat. De la même façon, il me paraît trop facile - et hautement contestable – d’y voir simplement la condamnation de mœurs parfois prêtées à la génération de 68. Oui, la bande des parents fait la fête sur la Côte d’Azur après avoir embrassé la cause révolutionnaire dans les années 1970 ; oui, ils épousent la conversion de la gauche à l’économie de marché dans les années 1980 ; oui, l’ambiance est à la libération sexuelle ; oui le beau-père commet l’inceste abject. D’abord, l’idée selon laquelle la libération des mœurs déboucherait à l’occasion sur des crimes me débecte. Je ne suis d’ailleurs pas certain que ce soit le sous-entendu du bouquin. Ensuite ce qui est je trouve saisissant, c’est qu’il est largement question de la classe dominante. Les beaux quartiers du Paris intello, la magnifique maison sur la côte d’Azur, les débats enfiévrés des universitaires fêtards, volontiers proches du pouvoir, l’évocation redondante de causes révolutionnaires sans qu’il ne soit jamais question du partage des richesses, des loisirs, de la culture, des sociabilités. C’est, au-delà du cri poussé par l’auteure, pour cela que je veux retenir son bouquin.  

24/9/2022




Nicolas Matthieu, Connemara, Actes Sud, 2022.

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Dans son ouvrage précédent, Nicolas Matthieu signait une fresque sociale radicale embrassant un large spectre de personnages adolescents entre 1992 et 1998. L’interaction soignée et forcément pesante avec leur environnement dans une France de l’est frappée de plein fouet par la désindustrialisation en faisant un vrai livre politique, structuré et puissant. 

Il est encore question d’adolescence dans ce nouveau roman, mais d’adolescence au pluriel, des deux adolescences en fait : celle des teenagers et de l’entrée dans l’âge adulte et l’autre, celle de l’approche de la quarantaine, du point à mi-chemin en quelque sorte. Ce sont ces deux âges de la vie des deux principaux personnages, Hélène et Christophe, qui sont racontés : le début des années 1990, alors qu’ils ont une quinzaine d’années ; puis le printemps 2017, quand ils sont juste quarantenaires. On les voit donc de part et d’autre de ce tunnel temporel dont la longue ellipse donne à la fois une magnifique densité à ces deux êtres tout en jetant une lumière crue sur les basculements de la société française depuis un quart de siècle. On retrouve ainsi les couleurs criardes de 1992 : le break Nevada, le triomphe des pavillons de banlieue et des surboums, les clivages sociaux entre la France qui se désindustrialise et celle qui se tertiarise, entre les vacanciers de la côte montpelliéraine et ceux de l’île de Ré.  En tournant les pages de Nicolas Matthieu, on hume avec bonheur cet air de la fin du collège, qui pique l’échine et qui fouette le sang : on en redemande, on a envie d’y retourner. Il est alors délectable de retrouver nos deux personnages à l’âge adulte : ils n’ont pas tant changé que ça, ils ont joué des coudes pour se faire une place, ils ont perdu un peu de fougue et croulent sous les contrariétés. Leurs doutes forgés au cœur de leur première adolescence leur sont restés, ils sont beaux comme des êtres humains, on en mangerait. Ce qui a le plus changé, c’est finalement leur environnement politique et social : le rêve de la grande classe moyenne a fini de s’évanouir, le travail n’unit plus mais sépare sèchement les gagnants de la mondialisation des déclassés des périphéries. Le clivage social autrefois anodin biaise ici singulièrement la relation amoureuse. Au détour d’une page, la Start-Up Nation est brocardée : « Et cette fièvre se déchaînait avec d’autant plus de férocité que dans cette redistribution des cartes, on sentait bien que le seul moyen de n’être pas lésé consistait à abaisser l’autre le plus possible. (…) Dans cet imbroglio de rancunes et d’urgences, Hélène, qui avait l’habitude de jouer les secouristes, trouvait facilement son chemin. Il suffisait pour commencer d’organiser une réunion avec la direction et les partenaires sociaux et d’annoncer la mise en ligne d’un questionnaire permettant de recueillir l’avis de toutes les parties prenantes. A partir de là, elle identifierait les attentes, les points de blocage, les opportunités et les faiblesses. Trois graphiques et deux camemberts plus tard, elle revenait faire son exposé devant les forces vives de la boîte réunies en assemblée plénière. Là, devant un parterre d’individus aux bras croisés, tous méfiants comme des taupes, elle se présentait d’un mot, projetait les résultats, commentait les données récoltées, son pointeur laser à la main, parlant trop vite et se déplaçant sans cesse comme dans The West Wing, dispensant avec adresse anglicismes, noms propres et arguments d’autorité (…). Elle aurait pu tout aussi bien ou passer un film ou faire un Power Point avec des citations de Milton Friedman, tout cela relevant de l’artifice pur et simple. Hélène n’était pas dupe de sa pseudo-science. Derrière l’armature mathématique, les théories managériales, les principes organisationnels (…), ce qu’elle faisait relevait bien souvent du boniment de saloon. Les entreprises n’étaient jamais qu’un nouveau Far West pour les prédicateurs de son espèce (…). On vendait là les mêmes charlataneries que jadis à Tombstone ou Abilene. » 

La fracture entre Nancy et Paris d’une part et Cornécourt de l’autre est donc devenue un gouffre en l’espace de vingt-cinq ans. Mais surtout, Nicolas Matthieu évite les poncifs : il ne parle ni des bobos ni des beaufs, retraçant plutôt la foule des hiérarchies internes aux classes sociales et la complexité des rapports humains. Si le capital économique, culturel et social de ses personnages constitue une solide trame de fond, elle ne se substitue pas à ces derniers qui restent des protagonistes uniques et complexes. On peut détester Michel Sardou et ses partis pris idéologiques méphitiques : il n’en demeure pas moins que l’on a dansé sur Les Lacs du Connemara un jour et que les paroles entonnées à gorge déployée et les bras suants des chanteuses et des chanteurs sonnent ici comme un tendre dénominateur commun pour toutes ces belles âmes. Au-delà Nicolas Matthieu ne s’arrête pas aux ruptures dans l’ordre économique : il fait un sort au patriarcat à travers un parallèle saisissant entre la drague grotesque d’un père de famille sur une jeune fille de quinze ans qui la laisse pétrifiée et le châtiment jubilatoire de deux dominants phallocrates par une stagiaire éblouissante de liberté.

L’histoire se clôt sur un dimanche de second tour de l’élection présidentielle de 2017, quant le front républicain semble encore faire compromis entre les uns et les autres. Le maire sans étiquette appelle à sauver la République, on sent que ses administrés traînent les pieds mais qu’ils concèdent encore au réflexe politique consensuel. 

En refermant le livre, on voudrait retrouver les personnages de Nicolas Matthieu cinq années plus tard. Si l’adhésion de Hélène à la République centrale semble ne pas faire de doute, on tremble du vote de Christophe et de ses potes de Hockey sur glace. 

Nicolas Matthieu est décidément le grand romancier de la genèse du nouveau prolétariat de la société post-industrielle.

6/8/2022




Michel Biard, La liberté ou la mort. Mourir en député, 1792-1795, Paris, Taillandier, 2015.

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Alors que l’époque semble à la fois marquée par une vision simpliste de la Révolution et par un retour de flamme de la violence en politique, l’ouvrage de Michel Biard, spécialiste de la dernière période de la Révolution française m’apparaît comme une prise de hauteur à la fois érudite et salutaire sur le sort de nombreux parlementaires à partir de la période de la Convention (1792-1795). Il rappelle ainsi que la députation n’est pas par nature une sorte de dignité protégée de la noblesse républicaine. On voit au contraire à travers de nombreux parcours que la fonction de député a davantage tenu de l’avant-poste politique dont la tranchée n’a été souvent tenue qu’au péril de la vie de ses détenteurs. 

Michel Biard commence par faire un sort à tous ceux qui voient la maxime de « la liberté ou la mort » comme un prodrome de la Terreur rouge en rappelant qu’il s’agit au contraire d’un principe politique auquel de nombreux députés vouent tout simplement leur existence. Rappelons que dans la période précédente, la monarchie de Versailles organisait son gouvernement entre les deux ailes du château : l’aile gauche, où les ministères travaillaient aux affaires du royaume et l’aile droite, où les courtisans travaillaient à leurs propres affaires[i].  L’introduction de l’abandon de soi comme leitmotiv de l’action politique par un certain nombre de parlementaires au moment de la Révolution méritait donc bien d’être rappelée. 

Si tout est passionnant – les morts de parlementaires ne relèvent pas seulement d’exécutions ; quand celles-ci surviennent, c’est au terme d’un processus de déchéance légale qui n’allait pas de soi au début de la Révolution ; plusieurs mémoires concurrentes sont forgées à partir de ces morts célèbres – le chapitre qui a ma préférence personnelle revient sur l’historiographie clivée de la période. On admire les montagnards peints par Esquiros[ii] « tous ses hommes n’avaient commis qu’un crime, celui de tirer le glaive contre les ennemis du peuple ; ils périrent aussi par le glaive », on se délecte de Nodier[iii] mettant en scène le dernier banquet des Girondins à travers des formules apocryphes comme celle de Vergnaud « La Révolution est comme Saturne : elle dévore tous ses enfants »

Le chapitre sur la traque des proscrits et celui sur les suicides des parias sont également remarquables, et dignes d’un bon thriller. Les annexes sont rarement aussi fournies dans une édition grand public : les textes, les documents statistiques y sont précieux, en particulier dans une perspective pédagogique. 

A l’heure où les appels au meurtre à l’endroit de personnalités politiques connaissent un certain retour en force, l’épaisseur historique de La Liberté ou la mort me semble précieuse.



[i] J’emprunte la formule au marquis de Bellegarde, personnage de Ridicule, de Patrice Leconte (1996).
[ii] Alphonse Esquiros, essayiste et homme politique (1812-1876), auteur d’une Histoire des Montagnards (1847) et d’une Histoire des martyrs de la liberté (1851). Député et sénateur de l’extrême-gauche démocrate sous la IIe République.
[iii] Charles-Emmanuel Nodier, écrivain et académicien (1780-1844), auteur du Dernier banquet des Girondins (1833).

30/12/2021




Pierre Lemaître, Au revoir là-haut, Paris, Albin Michel, 2013.

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J'ai adoré Au revoir là-haut. L’auteur y évoque la boue des tranchées et le cynisme du commandement militaire, la perdition et l’abandon des rescapés, le martyr des gueules cassées. Ce n’est pourtant pas un livre sur la guerre, mais plutôt la farce vengeresse et bariolée de deux parias, aussi dissemblables que complémentaires, contre tout : les planqués de l’arrière, la famille bourgeoise, la morale, les bons sentiments, les profiteurs de guerre, les politiciens cyniques. Enlevé, le bouquin est tour à tour dramatique et burlesque. Ca se lit d’une traite, on se régale à chaque ligne, on passe du rire au larmes, on tremble jusqu’à la dernière page. 

Sans évidemment livrer le récit, on peut en donner la trame générale. Un poilu est sauvé de l’ensevelissement dans un trou d’obus par un de ses camarades dans les derniers jours de la guerre. Juste après, ce dernier est défiguré par un éclat d’obus. Le premier, Albert, d’extraction modeste accompagne alors le second, Edouard, issu d’un milieu très bourgeois, dans sa convalescence. Il le suit même dans sa rupture avec la société tout entière. En effet, Edouard, dessinateur exubérant était déjà en froid avec son milieu familial avant le conflit. Gueule cassée, il refuse tout simplement d’y paraître à nouveau. Tous deux doivent échapper à Aulnay-Pradelle, un officier cynique ayant délibérément déclenché les derniers assauts meurtriers à des fins de carrière personnelle. Après la guerre, ce dernier se lance dans les affaires, décidé à bâtir une fortune en faisant inhumer les morts au combat : âpre au gain, il ne recule devant aucun outrage. La galerie de personnages est magnifique, elle brosse la société des années folles. Albert s’excuse d’exister mais fait tourner l’intendance : prolétaire raisonnable et effacé, il donne les moyens matériels à l’entreprise. Edouard fourmille de projets : bourgeois cultivé et rejeté, il est insolent et superbe. Surtout, ils ne sont vraiment subversifs qu’ensemble. J’ai une affection particulière pour le personnage du père Péricourt : un grand bourgeois assuré de toute la puissance de sa domination, mais dont le récit délivre lentement les fragilités. J’adore le sens de la formule de Lemaître mise au service de la description du personnage, saluant ses affidés « avec une noblesse de doge ». Il y a pourtant une page pleine de gravité dans laquelle il saisit des bribes de la vie de son fils qu’il croit mort parvenant, trop tard, à se mettre un peu à sa place. Sa fille est elle-même un personnage remarquable : convoitée par toute une foule de courtisans qui la trouvaient « banale vue de face, mais très jolie vue de dot », elle s’emploie longuement à venger les femmes qui ne quittaient alors l’autorité de leur père que pour trouver celle de leur mari. J’adore enfin le sort fait à Labourdin, le minable politique que Péricourt tient dans sa main, « un imbécile encore grandi par sa bêtise »

Lisez donc Au Revoir là-haut, ça ne se lâche pas.

1/12/2021




Cesare Mattina, Clientélismes urbains, Gouvernement et hégémonie politique à Marseille, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.


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Entre les élections, il n’est pas totalement inutile de bouquiner. Avec Clientélismes Urbains, Cesare Mattina  nous livre une passionnante réflexion sur Marseille et sa société politique. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas un nouveau titre sur « les pourris qui dirigent Marseille », « les élus qui sont tous les mêmes »  ou encore sur « dans le Sud, il n’y a rien à faire ». Non, Mattina analyse avec rigueur comment s’est constitué à Marseille un système politico-territorial reposant sur un consensus sociologique. Gaston Defferre, confronté dans les années 1950 à un PCF majoritaire dans la ville, ancré dans les quartiers nord et autour de l’activité industrialo-portuaire a fait le choix politique délibéré de construire une majorité avec la droite démocrate-chrétienne. L’assise sociale de cette gouvernance était claire : la petite classe moyenne des quartier sud et est. La constitution d’un pouvoir organisé en cercles concentriques (le maire et ses affidés adjoints et parlementaires, le deuxième cercle d’adjoints-conseillers généraux, les conseillers municipaux, le vaste réseau d. Celle’employés municipaux puis de redevables) lui a permis sur cette base d’établir une hégémonie politique -ci a tout au plus été reconfigurée sous l’ère Gaudin : les acteurs ont changé, les ressorts sont restés les mêmes. Et si en on vivait aujourd’hui  l’opportunité historique d’un renversement ? 

20/11/2021




Henry Rousso, Un château en Allemagne, Paris, Fayard, 2012.


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Henry Rousso, historien français est notamment l’auteur du syndrôme de Vichy. Il y étudie attentivement les traces laissées par le régime dans la société et la pensée politique française. Il s’inscrit dans le courant historiographique qui revient largement, à partir des années 1980, sur le « refoulement » qui avait caractérisé l’historiographie française de la période de l’Occupation. Pour le dire brièvement, l’histoire du régime de Vichy avait alors sacrifié à l’intérêt national. Comme le Leitmotiv de De Gaulle était que de toutes façons, Vichy, ce n’était pas la France, c’était facile : la guerre civile, la collaboration et le racisme pratiqués par l’Etat étaient issus d’une logique exogène à la société française restée immunisée contre le fascisme. L’idée que De Gaulle, épée de la France avait pu frapper l’Allemagne nazie tandis que Pétain, bouclier des Français, les avait protégés est d’ailleurs restée assez largement répandue pendant des décennies. Las, un historien américain, Robert Paxton ouvre une large brèche dans ce compromis dans les années 1970. Avec La France de Vichy, il expose longuement comment la politique de collaboration, comment l’antisémitisme d’Etat, comment des formes fascisantes d’exercice du pouvoir ont été formulées et finalement mises en œuvre en France, par des responsables français. A sa suite, une historiographie démontre de façon réitérée comment la politique de collaboration de l’Etat français a très souvent devancé les demandes de l’Allemagne nazie, comment le racisme officiel et la participation au génocide ont été organisés par l’Etat français avant même que les autorités du Reich n’en fassent la demande. Le constat finit par faire consensus, et il est cruel : la prise en charge de l’exploitation économique et de l’administration de la France par une administration française a largement simplifié la tâche à Hitler, qui a dès lors pu déployer ses moyens administratifs et militaires ailleurs ; la croyance de Laval qui ambitionnait de tailler une place à la France dans l’Europe allemande était une chimère qui l’a conduit à toutes les bassesses.

Henry Rousso, dans Un Château en Allemagne, pose ainsi une nouvelle pierre au travail historiographique de fond entrepris à propos de Vichy. Il ferme en quelque sorte le rideau sur cette période en choisissant de se pencher sur les derniers mois du régime, quand celui-ci doit s’exiler.   

1/11/2021