Il est mort il y a quarante ans, le poète. La densité formidable de son message politique mérite un détour, un chemin des écoliers, plus long qu’un bref post.
Si la foule de textes de Brassens mériterait un commentaire systématique, je m’en tiendrai ici à deux seulement : La messe au pendu et Mourir pour des idées. Je les trouve tous les deux d’une vive actualité. Brassens est trop perçu comme le parangon du chansonnier libertaire, vouant les prêtres comme tous les représentants de l’ordre à la raillerie et au ridicule. Si cette tradition ne me paraît pas méprisable tant elle s’enracine dans notre histoire sociale et politique depuis la Révolution, la complexité des textes de Brassens me semble cependant importante à souligner. Brassens traite en effet de bougre le curé qui, « petit saint besogneux » doute que la « fumée du chêne » martyrisé s’élève jusqu’à Dieu. Pourtant, dans La Messe du pendu, il nous raconte un prêtre magnifique : « Quand la foule qui se déchaîne/Pendit un homme au bout d’un chêne/Sans forme aucune de remords/Ce ratichon fit un scandale/Et rugit à travers les Stalles/Mort à toute peine de mort ! » Il achève son poème sur une belle plaidoirie : « Anticléricaux fanatiques/Gros mangeurs d’ecclésiastiques/Quand vous vous goinfrerez un plat/De cureton je vous exhorte/Camarades, à faire en sorte/Que ce ne soit pas celui-là. ». Sans renoncer à des idées fortes comme la libre-pensée ou l’anticléricalisme Brassens nous invite à voir dans la religion et les hommes d’Eglise toute la diversité des sensibilités. Il met en garde contre les grandes masses taillées à la serpe, les clichés, les schémas figés et préconçus. Il nous rappelle qu’il y a autant de façons de vivre une religion que de gens qui la pratiquent, comme il y a autant de façons de vivre l’irreligion qu’il y a d’irréligieux. Méfions-nous donc des raccourcis.
Un autre texte me semble précieux : dans mourir pour des idées, Brassens semble a priori plaider pour le sacrifice politique « Mourir pour des idées/l’idée est excellente/Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue/Car tous ceux qui l’avaient/Multitude accablante/En hurlant à la mort me sont tombés dessus/Ils ont su me convaincre/Et ma muse insolente/Abjurant ses erreurs/Se rallie à leur foi ». Mais l’ironie est sévère : comment être convaincu – ce qui relève plutôt du registre du raisonnement - par des gens hurlant à la mort et de surcroît accablants? Par ailleurs, quand on écoute un peu Brassens, les idées d’abjurer et de se rallier à la foi sont loin de constituer chez lui des réflexes. Le poète nous propose donc un beau compromis « Avec un soupçon de réserve toutefois : /mourrons pour des idées, d’accord, mais de mort lente ».
Sitôt passée cette profession de foi, il nous livre un réquisitoire contre tous les afficionados du sacrifice humain : « Les saint jean bouche d’or qui prêchent le martyre/Le plus souvent d’ailleurs s’attardent ici-bas. / Mourir pour des idées, c’est le cas de le dire / C’est leur raison de vivre ils ne s’en privent pas (…). » Les systèmes idéologiques sont jetés dos-à-dos : « Mourir pour des idées, c’est bien beau mais lesquelles ? / Et comme toutes sont entre elles ressemblantes / Quand il les voit venir avec leur gros drapeau /Le sage, en hésitant, tourne autour du tombeau (…) ». « Encor s’il suffisait de quelques hécatombes/Pour qu’enfin tout changeât, qu’enfin tout s’arrangeât ! / Depuis tant de « grands soirs », que tant de têtes tombent/Au paradis sur Terre on y serait déjà ». La plume du poète se fait plus acérée soudain : elle invite les militants révolutionnaires à se pencher sur la foule d’assassinats commis au XXe siècle au nom de l’émancipation. Ce n’est pas très facile à lire pour nous, partisans de la gauche radicale, mais l’invitation à une approche critique des errements du socialisme est toujours salutaire : il faut bien regarder le passé en face. On doit évidemment s’arrêter sur les merveilles de versification, sur les jeux de mots somptueux : le sage qui « tourne autour du tombeau » et non pas autour du pot ou, plus loin, « la mort, la mort toujours recommencée », magnifique référence à Paul Valéry et à son cimetière marin lorsqu’il y décrivait « la mer, la mer, toujours recommencée ».
En guise de péroraison, Brassens, l’air de rien, exécute proprement l’idée du martyre « O vous les boutefeux, ô vous les bons apôtres / Mourrez donc les premiers, nous vous cédons le pas / Mais de grâce, morbleu ! Laissez vivre les autres ! / La vie est à peu près leur seul luxe ici-bas / Car enfin la Camarde est assez vigilante, / Elle n’a pas besoin qu’on lui tienne la faux / Plus de danse macabre autour des échafauds / Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente (…) ».
Puisse l’incroyable luminosité de ton verbe, Tonton, rendre enfin les hommes un peu plus sages.