Vote utile ou vote nécessaire ?

Les appels à l’unité de la gauche ont été régulièrement émis ces dernières semaines. Ils émanent des militants de la primaire populaire, et plus récemment d’une candidate social-démocrate en perdition qui voit se profiler un score digne de la candidature Defferre en 1969, de sinistre mémoire pour le parti socialiste français. Tous soulignent, à l’appui, une situation politique a priori dramatique. Avec un pôle d’extrême-droite oscillant autour de 30% des intentions de vote, et une droite libérale au sens large autour de 45%, la gauche éclatée entre six candidatures prendrait le risque d’une élimination à la fois nette et inéluctable. 
Je me souviens avec quelle dureté le parti socialiste asseyait jadis son hégémonie à gauche, faisant méthodiquement battre les élus communistes ou divers gauche pour étoffer son propre réseau, aussi l’appel de sa candidate ne manque-t-il pas de m’apparaître aujourd’hui comme un salutaire retournement du destin. J’ai en revanche une vraie sympathie pour la sincérité de nombreux copains qui militent activement au sein de la primaire populaire, pour la bienveillance déployée par leur méthode : ils tâchent de mobiliser, ils se livrent à l’argumentation respectueuse sans lancer  d’anathème contre tel ou tel. 
Pourtant, la solution qu’ils proposent, à savoir de construire une candidature et donc un vote utile à gauche n’a pas mon assentiment. Comme j’ai du respect pour leur intelligence et que la planche de Salut des forces du progrès humain se situe à mon sens ailleurs, je vais tâcher ici d’expliquer pourquoi.
Les raisons sont de mon point de vue de trois ordres : de tous ceux qui sont conviés à cette primaire, les différences politiques sont trop importantes pour être sinon réduites, au moins éclaircies ; il n’est pas envisageable de remettre un grand parti de toute la gauche sur les fonds baptismaux ; une candidature de transformation radicale est non seulement possible mais elle existe déjà.
 

Pour se réunir, si l’on ne veut pas mentir aux électeurs, il faut être lucide quant à nos points communs et transparents sur les contenus politiques du rassemblement, l’un n’allant pas sans l’autre. En effet, il faut que les différences existant entre les parties prenantes du rassemblement soient réductibles : que les désaccords soient tranchés et qu’une synthèse soit faite des mesures. Si, comme dans les années 1970 entre le PC et le PS les désaccords résident dans une différence de degré entre les mesures préconisées ( le nombre et la méthode des nationalisations, le volume et les priorités du plan de relance…), elles peuvent être réglées par une moyenne : on opte pour une mesure médiane, chaque partie faisant des concessions pour parvenir à un programme commun. La transparence est dès lors le signe de l’honnêteté avec laquelle on s’avance devant le suffrage universel. 
Mais hélas les différences sont à mon sens trop nombreuses et trop larges : la social-démocratie a renoncé à partir de mars  1983[i] à mener une véritable politique de relance, faisant de l’orthodoxie budgétaire son mantra, au même titre que les gouvernements conservateurs. Ce sont les lois Bérégovoy des années 1980 qui dérégulent largement le secteur de la finance, et la désindustrialisation entamée sous le mandat de Valéry Giscard d’Estaing s’accélère sous ceux de François Mitterrand. Les mandats ultérieurs n’infirment pas la tendance, bien au contraire : Michel Rocard se livre aux premières ouvertures de capital et Lionel Jospin proclame que L’ « Etat ne peut pas tout. ». Le mandat de François Hollande est finalement en cohérence avec cette tendance[ii] : réclamant dès le début des années 1980 un aggiornamento démocrate pour le PS, le dernier président socialiste  met en œuvre des mesures dignes du centre-droit : dérégulation du marché du travail et politique de l’offre à travers le CICE[iii]. Le projet de déchéance de nationalité apporte la confirmation que la différence de degré dans les politiques entreprises ne se situe plus entre le PS et le reste de la gauche, mais bien entre le PS et le reste de la droite. Dès lors c’est bien une différence de nature qui sépare les programmes du PS de ceux du reste de la gauche. Tout est ensuite à l’avenant : il est dans l’ordre des choses que la social-démocratie ne préconise pas la confrontation avec Bruxelles sur les critères de convergence budgétaires, qu’elle ne remette pas en cause les directives les plus libérales, qu’elle se mette dans la roue d’une diplomatie atlantiste. 
Ces éléments ne sont pas un détail : 80% de nos lois sont des traductions, en droit français, de directives européennes et une autre politique ne s’envisage pas sans une révision radicale des priorités de l’Union. C’est sur ce point que nous divergeons parce que c’est la question qui sur le plan économique conditionne toute les autres. Pas de synthèse possible ici : acceptation du cadre budgétaire européen ou confrontation. C’est le fil à plomb, le marqueur essentiel des désaccords entre nous.
 

 

On peut cependant se demander si on ne peut pas rechercher l’unité pour obtenir le minimum politique, c’est-à-dire la défaite électorale d’Emmanuel Macron, de Valérie Pécresse et de l’extrême droite. 

 

Cela revient à privilégier l’outil plutôt que son objet : une grande alliance de toute la gauche plutôt qu’un projet de transformation économique et sociale en profondeur. Hélas, le risque d’une telle construction est qu’elle n’atteigne même pas son projet politique minimal, à savoir la défaite électorale de la droite libérale : non par malchance ou suite à un échec de pédagogie durant la campagne mais bien parce qu’intrinsèquement, un regroupement trop large de valeurs disparate en affaiblit la cohérence de l’ensemble. Privilégier l’outil : longtemps, les camarades restés au parti socialiste ont fait valoir cet argument. Ils recherchaient logiquement la conquête du parti dominant : une fois le contrôle de celui-ci acquis, les politiques de rupture redeviendraient possibles. Mais l’expérience Hamon de 2017 jette une lumière crue sur les débouchés d’une telle stratégie. En effet, à l’occasion de la primaire de janvier 2017, c’est la fraction la plus à gauche de la social-démocratie qui obtient la candidature de son champion. Benoît Hamon, figure des frondeurs, chef de file de la gauche du PS représente le parti à l’élection présidentielle. Dès lors, et même si la gauche du parti, défaite s’était autrefois sagement rangée derrière Lionel Jospin, Ségolène Royal, François Hollande, l’unité de ce dernier vole en éclats : des candidats à la primaire passent dans le camp d’Emmanuel Macron (François de Rugy, Manuel Valls), de même que des ministres (Jean-Yves Le Drian) et qu’un nombre important de parlementaires, d’ailleurs investis par LREM pour les législatives qui suivent[iv]. La conclusion est implacable : dans le cadre d’une primaire à gauche, la victoire d’un candidat modéré est l’occasion de ficeler les forces radicales à son projet ; quant au contraire ce sont les plus à gauche qui l’emportent, l’aile modérée n’a elle aucun scrupule à passer au camp d’en face. La proposition d’une nouvelle primaire de toute la gauche offre cette année encore moins de garanties : le nom de Christiane Taubira, qui revient régulièrement dans les commentaires n’est pas un gage de radicalité. Madame Taubira est extrêmement éloquente : j’ai une vive admiration pour la rigueur avec laquelle elle a défendu l’extension du droit au mariage aux couples de même sexe, pour la dignité avec laquelle elle a fait face au torrent de boue raciste que l’on a déversé sur elle. Cependant, en termes de ligne politique, elle est restée extrêmement timorée : longtemps membre du parti radical de gauche, c’est-à-dire la fraction la plus modérée des coalitions social-démocrates, elle a participé à toutes les reconfigurations du centre-gauche depuis le début des années 1990. Son programme présidentiel de 2002 ne se distinguait pas par son ambition réformatrice : peu de choses sur la redistribution des richesses, pas de critique approfondie du pouvoir du capital. Enfin, le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas parvenue à faire contrepoids, comme garde des sceaux, à la politique à la fois régressive sur le plan social et autoritaire du gouvernement de Manuel Valls. Cette considération a son importance : dans le processus de primaire à gauche c’est le moins-disant qui l’emporte de façon systématique. François Hollande, vainqueur en 2011, affirmait que les candidats défaits le rejoignaient sur la base de son programme et sur celle-ci seulement ; Benoît Hamon, vainqueur début 2017 a largement été abandonné. En conséquence, que nous propose-t-on ici ? De prendre le risque de devoir se ranger derrière un.e candidat.e modéré.e vainqueur ou d’être trahi si d’aventure le candidat le plus avancé – Jean-Luc Mélenchon – était d’aventure désigné par la primaire ? Sans façon.  On a bien vu les dégâts causés à gauche par le mandat Hollande : des pans entiers de l’électorat populaire ont basculé dans l’abstention et dans le giron de l’extrême-droite : dans le bassin minier, dans les grandes périphéries industrielles de la France de l’est, la déperdition est nette. On nous clame que la gauche ne peut pas se permettre d’être absente du second tour de l’élection présidentielle ; je dis qu’elle ne peut pas se permettre une nouvelle mandature sans changer la vie. Il en procède logiquement que la candidature de Jean-Luc Mélenchon est nécessaire : elle évite d’emblée une campagne à gauche axée sur le moins disant ; elle ménage un bulletin de vote permettant d’envisager une politique de transformation radicale de la société à travers une politique écosocialiste.  

 

Cette candidature apparaît ainsi comme un point d’ancrage dans le paysage politique. Jean-Luc Mélenchon régulièrement critiqué : l’ayant suivi depuis son départ du PS en 2008, je me sens fondé à rappeler quelques éléments, qui sont autant de signes de solidité.

 

Il y a chez Jean-Luc Mélenchon une incontestable lucidité politique : il comprend après 2005 que la remise en cause radicale de l’influence du marché ne sera pas possible au sein du PS. Sénateur, ancien ministre, contrôlant une importante fédération du parti, il le quitte et s’allie avec un PCF en perte de vitesse électorale. Le fait est que peu de dirigeants du PS ont pris ce genre d’option : à l’époque, il est raillé comme solitaire. On l’a décrit comme sanguin : peut-être le fallait-il pour rompre avec la logique des réseaux d’un grand parti dominant et se confronter directement au suffrage universel. La solidité de la ligne politique de Jean-Luc Mélenchon ne se limite cependant pas à ses choix stratégiques. L’adossement d’une vraie politique de transformation de la société à l’impératif écologique est à mon sens la seule issue pour une humanité confrontée au changement climatique. Il fallait un effort intellectuel et politique décisif pour remettre en cause les deux dogmes que sont le productivisme et la nécessaire adaptation aux lois du marché. Sans cette double réflexion, la gauche était dans l’impasse : aucune politique économique ambitieuse ne peut plus faire abstraction de l’urgence environnementale ; les classes sociales les plus fragiles demandent aujourd’hui la protection de l’Etat-providence. La déclinaison de ces deux impératifs se situe donc dans une active politique énergique d’investissement et de relance. Elle passe par exemple par l’adoption d’un pôle public des transports et de la mobilité, par l’isolation de 700 000 logements par an, par la refonte de la PAC[v] pour favoriser une production soutenable, autant de projets contenus dans l’Avenir en Commun. En 2017, Jean-Luc Mélenchon arrive largement en tête dans la commune populaire de Port Saint-Louis du Rhône, avec plus de 41% des voix. Au second tour, alors qu’il a été éliminé de peu au niveau national, la candidate d’extrême droite bat de 20 points Emmanuel Macron, alors même que la participation perd 10 points.  

 

Une candidature de la gauche de transformation n’est pas utile : elle est nécessaire.  Aujourd’hui, c’est celle de Jean-Luc Mélenchon.



[i] « On a employé le mot de parenthèse : une parenthèse qui ne s’est jamais vraiment refermée ». Claude Estier, dans P. Rotman, Mitterrand, le roman du pouvoir, 2001.
[ii] Dès 1985, dans un essai intitulé La gauche bouge, François Hollande, sous le pseudonyme de Jean-François Trans écrit : « la concurrence est fondamentalement une valeur de gauche ». Cité par A. Morelle, dans L’abdication, Grasset, 2017, p.2021.
[iii] Crédit Impôt Compétitivité Emploi.
[iv] Florent Boudié en Gironde, Monique Iborra en Haute-Garonne, Manuel Valls dans l’Essonne, Stéphane Le Foll dans la Sarte, Myriam El Khomri et George Pau-Langevin à Paris. Ce ne sont pas les seuls exemples.
[v] Politique Agricole Commune.

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