L’An II de la Nouvelle Union Populaire

L’élection législative partielle dans la 1ère circonscription de l’Ariège ainsi que le récent congrès du PCF à Marseille sont apparus comme autant de coups portés à la Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale (NUPES), forgée au printemps dernier. La victoire emportée par une candidate PS dissidente contre la députée NUPES sortante dans les Pyrénées grâce au renfort des voix de droite et d’extrême-droite a permis à Jean-Pierre Raffarin d’évoquer la constitution d’un « Front républicain » contre la gauche[i] ; Fabien Roussel a de son côté appelé à un élargissement de l’union de la gauche jusqu’à Bernard Cazeneuve et aux membres du PS qui critiquent l’existence de la NUPES depuis le départ.

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La redéfinition historique de l’union de la gauche ainsi que le principe du Front républicain me paraissent devoir être un peu explorés pour mieux comprendre les perspectives de la NUPES alors que s’ouvre son an II. 

Front républicain et discipline républicaine.

Il faut bien voir que le modèle actuel d’union de la gauche n’a pas de précédent historique : 550 candidatures uniques sur 577 circonscriptions au total et une base commune de 650 propositions constituent en effet une première : jamais à gauche ce niveau d’intégration n’avait été envisagé pour des élections législatives. On parle pourtant de discipline républicaine depuis longtemps : l’expression remonte à la fin du XIXe siècle, lorsque le terme de gauche désignait l’ensemble des sensibilités politiques favorables au régime républicain. Alors que la menace d’une coalition des droites – monarchiste, bonapartiste et boulangiste – se fait forte, ces dernières décident de retirer systématiquement leurs candidats qualifiés pour le second tour s’ils sont arrivés après un autre candidat républicain. Le résultat est qu’au second tour, les différentes sensibilités républicaines forment ainsi un front républicain ne présentant plus qu’un seul candidat à même dès lors de défaire les ennemis de la République puisque les votes républicains ne peuvent pas s’éparpiller sur plusieurs candidatures.

Par extension, la discipline républicaine désigne les accords de désistement passés à gauche sur le même modèle afin d’éviter que deux candidats de gauche se maintenant au second tour ne soient défaits par la droite. Celle-ci permet l’élection de nombreux députés de gauche en 1967, 1973 et 1978 et même des victoires parfois amples en 1936, 1981, 1997 et 2012. L’effet mécanique de cette discipline est particulièrement net dans les années 1960 : lors des législatives de 1962, la gauche est laminée par les gaullistes car ses différents candidats se maintiennent lors des seconds tours, provoquant des triangulaires meurtrières ; en 1967 au contraire après des accords de désistement, la gauche ne manque la majorité absolue que d’un siège, menaçant le général de Gaulle d’une cohabitation.

Lorsque le Front national effectue sa première percée électorale dans les années 1980, le front républicain est à nouveau convoqué. Le principe est le même que précédemment, simplement il est étendu à l’ensemble des forces républicaines, c’est-à-dire à tout le monde sauf l’extrême-droite, porteuse en France d’une vieille tradition antirépublicaine. La logique veut que la droite et la gauche appellent à voter pour le candidat républicain le mieux placé face à un candidat issu de l’extrême-droite. Cette logique ne va pas toujours jusqu’au retrait : en 1997, le FN provoque des dizaines de triangulaires sans que des désistements ne s’opèrent forcément à droite ou à gauche. Cependant pourtant, en cas de duel le front républicain prévaut : la très grande majorité des candidats d’extrême-droite qualifiés pour le second tour sont défaits, pendant des décennies, quelques soient les candidats qui leur sont opposés. Le 10 mai 2002 sonne ainsi comme une sorte d’apogée du front républicain : Jean-Marie Le Pen, qui s’est qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle est écrasé par Jacques Chirac, que tous les autres candidats ou presque ont rallié. 

Cette tectonique des plaques électorales comporte a priori deux conséquences : il vous suffit d’être dominant à l’intérieur d’un camp pour en porter presque systématiquement les couleurs lors des seconds tours ; être opposé à l’extrême-droite au second tour vous garantit pratiquement la victoire au titre du front républicain. 

Ainsi, lorsqu’un camp dispose de plusieurs forces politiques à peu près équivalentes en termes de résultats électoraux, la discipline républicaine fait son œuvre lors des seconds tours et la distribution des sièges reproduit en gros les rapports de force[ii]. Mais dès lors cependant qu’une force est dominante dans un camp, elle tue de match au premier tour dans son camp et, disputant la quasi-totalité des seconds tous, elle rafle l’écrasante majorité des élus[iii]. Ainsi, lorsqu’une force politique domine nettement son camp, la discipline républicaine est combinée au fait majoritaire pour produire de l’hégémonie. Avec 37 % des voix lors des législatives de 1981, le PS obtient plus de 50% des sièges. Il reproduit cette performance en 2012 : avec seulement 29% des voix au premier tour, il emporte la majorité absolue en ne laissant que 10 sièges au Front de Gauche[iv].

Ainsi lorsqu’on évoque la discipline républicaine il faut nécessairement évoquer son contexte, c’est-à-dire  l’état des rapports de force à gauche : y a-t-il une force motrice ou dominante ? Permet-elle la représentation de toutes ses composantes ou se fait-elle au profit essentiel d’une seule force ? 

De quelle union de la gauche faut-il parler ?

On s’aperçoit qu’en 1924, en 1932, en 1936 puis dans les années 1960 et 1970 le relatif équilibre entre les forces de gauche entraîne des représentations parlementaires équilibrées. Au contraire, des années 1980 aux années 2010 le parti socialiste, devenu hégémonique à gauche profite pleinement de la discipline républicaine ; il profite également régulièrement du front républicain face au FN.

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Il faut donc distinguer la vraie question politique posée par la discipline républicaine : celle du centre de gravité de la coalition. En 1936, l’attelage penche clairement à gauche : le Parti Communiste et la SFIO pèsent plus lourd que le Parti Radical. En 1924, en 1981, 1988, 1997 et 2012 au contraire la force la plus modérée de la coalition est largement dominante : le Parti Radical puis le Parti Socialiste conduisent les affaires. Sennep peut encore ironiser dans les années 1970 et dénoncer un PS sensément dévoré par le PCF : en 1981 les communistes, dépouillés de la moitié de leur groupe parlementaire n’ont pas les moyens d’infléchir la politique de Mitterrand ; leurs ministres, peu nombreux, sont isolés. La logique institutionnelle de la Ve République qui veut que l’exécutif soit dominant se combine donc à la discipline républicaine pour assurer l’hégémonie à un seul parti.

Les choses se renforcent encore par la suite à gauche avec le déclin électoral du PCF : en 2012, la majorité parlementaire de François Hollande est large, et très fortement dominée par le PS : sur les 331 sièges de la majorité présidentielle, c’est à peine si le parti dominant en a concédé 12 aux radicaux de gauche et 17 aux Verts. Comme aux Etats-Unis, the winner takes all. Il est d’ailleurs saisissant de constater que si les accords électoraux prévoyaient 30 sièges pour EELV, les écologistes n’en disposent que de 17 à l’arrivée : non que la droite ait finalement gagné dans les circonscriptions réservées aux Verts, mais des candidatures dissidentes émanant de grands notables du PS ont fait battre les candidats Verts pourtant investis par la coalition[v]

L’histoire de l’union de la gauche n’est donc pas celle de retrouvailles enamourées : elle est au contraire le reflet des recompositions qui surgissent régulièrement au gré des rapports de force ; elle a été marquée par la puissance et l’isolement du parti communiste puis par l’hégémonisme du parti socialiste.

Or, qu’ont fait La France Insoumise et Jean-Luc Mélenchon en fondant la NUPES en mai 2022 ? L’hégémonie était pour eux à portée de main : les sondages prévoyant une arrivée de la gauche en ordre dispersé aux législatives, LFI était créditée de 16 à 20%, contre 5 à 6% pour le PS, 6 à 8% pour EELV et 2 à 3% pour le PCF. Jean-Luc Mélenchon disposait donc des moyens politiques et électoraux pour être l’unique force parlementaire à gauche : avec de tels rapports de force et vu le faible nombre de sortants, il est très probable que l’écrasante majorité des candidats de gauche qualifiés pour le second tour – et bénéficiant à ce titre de la discipline républicaine – eussent été issus des rangs de LFI. 

Pourtant, LFI a non seulement rassemblé la gauche, mais elle l’a fait en garantissant à chacun une représentation parlementaire significative, permettant finalement l’élection de 30 socialistes, 25 écologistes et 20 communistes. A l’arrivée, les députés LFI ne représentent que la moitié des députés NUPES élus, alors même que Jean-Luc Mélenchon avait balayé leurs candidats lors du premier tour de l’élection présidentielle. Le contraste est saisissant avec la stratégie électorale d’un PS autrefois dominant : en 1981, il refuse de sauver le moindre sortant communiste ; en 2002, il fait méthodiquement battre tous les chevènementistes ; en 2012, il n’est même pas capable de respecter son accord électoral avec les verts. Le PS n’a pas été la force motrice de la gauche : il l’a au contraire largement vampirisée en exploitant de façon paroxistique la discipline républicaine.

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C’est l’époque que pleurent MM. Cazeneuve, Mayer-Rossignol, Delga, Frogier et Bartolone : celle où ils étaient non seulement dominants à gauche, mais en plus hégémoniques au point d’être en mesure de réduire les autres partis de gauche à la portion congrue de leur représentation parlementaire ; ils regrettent non seulement de ne plus être les chefs, mais même de ne plus être les seuls. 

S’il ne s’agissait que d’une course de chevaux, cela n’aurait pas d’importance : on pourrait parier sur les résultats des élections comme on joue au tiercé et se féliciter de la victoire des meilleurs. Mais on parle de politique ici, et le gagnant détermine et conduit la politique de la nation : il faut donc se demander quelles a été la ligne tenue par une gauche victorieuse mais dominée par sa formation la plus modérée, puisque c’est elle qui l’emporte la plupart du temps.

De la géométrie à la politique : attelages électoraux et fond programmatique

Selon que le centre de gravité de la coalition qui emporte les élections est situé plus ou moins à gauche, la politique menée n’est ainsi clairement pas la même. En 1936 et en 1945, la coalition penche nettement à gauche : lors du front populaire, la SFIO supplante le parti radical comme force dominante à gauche et le parti communiste  envoie pour la 1ère fois de nombreux députés à la chambre ; en 1945, le parti communiste domine même la coalition. Il en résulte des conquêtes sociales très fortes : la journée de 8 heures, les congés payés, la SNCF et les conventions collectives en 1936 ; la sécurité sociale, la politique du logement et le retour à la nation des secteurs stratégiques de l’économie en 1945.

En 1981 et 1997, les choses sont moins nettes : l’union de la gauche nourri quelques velléités de rupture avec l’ordre économique dominant après l’élection de François Mitterrand et fait notamment voter les lois Auroux et la retraite à 60 ans, mais Jacques Delors et Pierre Mauroy imposent rapidement le tournant de la rigueur ; avec la Gauche plurielle, Lionel Jospin est clairement à la recherche d’un équilibre, tenu par une majorité hétéroclite dans laquelle le PS ne dispose pas de tous les pouvoirs. Entre privatisations et réforme tronquée des 35 heures, sa recherche d’une voie médiane à gauche ne lui permet pourtant pas de se maintenir au pouvoir après 2002.

1924, 1988 et 2012 sont les exemples les plus nets de l’échec politique inévitablement produit pas un déport excessif à droite. En 1924 le parti radical qui a rapidement renoncé à réformer face au « mur de l’argent » condamne rapidement le cartel des gauches à une politique gestionnaire balayée par Poincaré lors des élections générales de 1928 ; en 1988, le « ni-ni » préconisé par François Mitterrand produit la politique de Michel Rocard et la préparation de l’Acte Unique par Pierre Bérégovoy, pierre angulaire de l’ordre libéral européen ; 2012 débouche enfin sur la loi travail, le projet de déchéance de nationalité et le CICE[vi].

Avec l’inversion de la hiérarchie des normes comprise dans la loi El Khomri, la boucle est bouclée : une coalition de gauche modérée défait les droits accordés aux travailleurs par une coalition de gauche radicale : la discipline républicaine finit par constituer un moyen technique contribuant à vider de toute substance le contenu programmatique de la gauche.  

Le retournement des politiques menées par la gauche contre ceux qu’elle est censée défendre – les salariés et les gens modestes – a pour effet de miner rapidement la discipline républicaine : on ne peut pas demander un geste électoral défensif à des catégories sociales qu’on ne défend pas. Ainsi non seulement la gauche perd des électeurs en masse dans les périodes où, au pouvoir, sa politique est inspirée par sa composante la plus modérée, mais elle épuise de surcroît la solidarité de ses composantes entre elles : pourquoi sauver la peau dans un réflexe républicain à ceux qui ont ruiné les acquis du salariat. Bernard Cazeneuve peut déclarer que « La France Insoumise fabrique des votes d’extrême-droite en quantité industrielle », cela ne repose sur aucun élément tangible : qui peut dire que l’approche politique d’un groupe parlementaire d’opposition est aujourd’hui le seul moteur de la hausse de l’extrême-droite dans l’opinion ? En revanche, les progrès électoraux de l’extrême-droite ces dernières années sont particulièrement marqués sous les mandatures de MM. Cazeneuve et Hollande : entre 2012 et 2017, Marine Le Pen gagne 1 250 000 voix à l’élection présidentielle. Plus grave encore : c’est dans sur les vieilles terres socialistes que la progression est la plus nette : Mme Le Pen gagne  70 000 électeurs dans le Pas-de-Calais, 82 000 dans le Nord, 10 000 dans l’Aude, 43 000 dans les Bouches-du Rhone , 10 000 dans les Côtes d’Armor et même 3000 électeurs en Haute-Vienne. M. Cazeneuve ferait bien de ne pas trop filer la métaphore industrielle : il n’a pas été le dernier à usiner au profit politique de l’extrême-droite.

De la discipline républicaine au front républicain, puis au front national-républicain.

A partir de là, on distingue facilement la raison du glissement discursif des caciques de la gauche modérée. La solidarité des autres composantes de gauche s’émoussant parallèlement à l’essor de l’extrême-droite, la discipline républicaine n’est plus suffisante pour l’emporter : il faut se hisser au second tour au détriment de la droite traditionnelle puis l’emporter à l’aide de ses électeurs dans un réflexe de front républicain. Celui-ci fonctionne assez bien jusque dans les années 2010 : en 2000, Odette Casanova (PS) reprend au FN la seule circonscription qu’il détenait depuis les élections législatives de 1997 et même en 2016 le PS parvient à conserver face au FN la circonscription de Pierre Moscovici dans le Doubs après avoir devancé le candidat LR d’une courte tête. Hélas face au niveau de défiance sociale et à l’affaissement des réflexes électoraux, le front républicain s’use : Orange, Hénin-Beaumont, Perpignan sont successivement prises après de multiples mobilisations républicaines. La proximité des politiques menées par la droite traditionnelle et la gauche modérée depuis le début des années 1980, ainsi que l’affairisme d’un certain nombre d’élus locaux n’aident pas : tous deux facilitent la rhétorique l’extrême-droite et le récit qui la présente comme le seul recours face à des élites confondues[vii]

Le premier mandat d’Emmanuel Macron achève fort logiquement de déchirer le front républicain. Son grand projet d’unification de la gauche et de la droite modérée sjette une lumière crue sur les politiques menées depuis trente ans : des figures politiques du PS comme des Républicains s’y retrouvent, et la nouvelle majorité politique centrale conjugue les aspects les plus libéraux des politiques économiques adoptées auparavant par les deux grandes familles alternant au pouvoir. Cette majorité est soutenue par les profils sociologiques caractéristiques de la France gagnante ou protégée de la mondialisation : cadres, chefs d’entreprises, retraités aisés. Ce socle étroit se recentre à droite et se consolide au cours du premier mandat d’Emmanuel Macron.

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La conséquence d’un tel recentrage est que désormais cette coalition est cernée par deux fronts : à sa droite par le RN et une droite d’autant plus radicalisée qu’elle a été privée de sa tendance la plus libérale ; à sa gauche par la coalition populaire désormais plus cohérente car débarrassée de ses éléments les plus droitiers. Incapable de se présenter encore sérieusement comme favorable au plus modestes, le bloc central n’a pas d’autre solution que de convoquer à nouveau la morale républicaine, cette fois-ci contre sa gauche. Le terrain a bien été préparé par MM. Valls et Cazeneuve : confrontés à de sévères critiques quant à leurs politiques économiques, ils ont brandi la question de l’universalité républicaine contre la gauche radicale, dès lors accusée de communautarisme ou d’antisémitisme. La ficelle est grosse et le procédé éculé : quand on est certain d’être battu dans le champ économique et social, on déplace opportunément le débat sur les questions culturelles. Un tel glissement discursif a pourtant des conséquences : il valide le discours d’extrême-droite et produit un arrière fond idéologique propice au développement d’un sentiment d’insécurité culturelle ; surtout, il facilite la coalition des votes au second tour de l’électorat populaire de l’extrême-droite et du bloc bourgeois face à la coalition populaire. Lors des élections législatives de 2022, la boucle est bouclée : dans les circonscriptions opposant au second tour un candidat de la NUPES à un candidat RN, le report des voies émanant de Ensemble et de LR s’effectue davantage en direction de l’extrême droite que de la gauche[viii]. Le Front républicain a vécu : mobilisé en dernier recours pour se substituer à la discipline républicaine rendue désuète par la domination de la social-démocratie, il a à son tour été essoré par le tournant ouvertement libéral pris par les majorités hollandiste puis macroniste.

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Pour une nouvelle coalition majoritaire.

 Ainsi les anciennes mécaniques électorales sont-elles définitivement grippées : le champ politique, structuré par le XIXe siècle puis par l’après-guerre s’est recomposé à vive allure et le diptyque entre une gauche ouvrière et une droite bourgeoise ne structure plus fidèlement l’électorat. Le constat est dressé dès le début des années 2010 par la fondation Terra Nova[ix], qui propose à la gauche une nouvelle coalition majoritaire : la « France de demain », constituée des minorités, des jeunes et des diplômés urbains doit constituer une cible électorale privilégiée conquise avant tout sur la base de valeurs morales et non de rapports de classe. Pour atteindre la majorité, la gauche doit en plus selon Terra Nova choisir entre deux stratégies complémentaires : l’une en direction des classes moyennes, l’autre en direction des classes populaires. Le think thank libéral tranche pratiquement en faveur de la première de ces deux stratégies complémentaires : le choix initial ayant été de privilégier la « France de demain » à partir d’un socle de valeurs supposées communes, celles-ci entrent en contradiction avec les valeurs supposées de la France populaire. Au contraire, les classes moyennes sont sensées partager plus largement les valeurs culturelles de la « France de demain » et donc constituer une meilleure stratégie complémentaire. Le modèle de Terra Nova peut être un peu daté désormais, il continue de structurer la pensée du centre-gauche : le think thank continue de penser que le mécontentement découlant d’une réforme des retraites frappant durement les catégories populaires risque essentiellement de profiter au RN[x].  

Deux critiques me paraissent devoir être formulées à l’endroit du modèle construit par Terra Nova : la première à l’aune des dix dernières années écoulées et la seconde sur la base du raisonnement politique et sociologique. Le fait est que la coalition préconisée par Olivier Ferrand et Bruno Jeanbart l’a emporté en 2012. Rapidement, elle a néanmoins éclaté : elle a été incapable de permettre le maintien au pouvoir de François Hollande. Ses éléments les plus libéraux l’ont quitté pour Emmanuel Macron quand la stratégie des valeurs n’a pas suffit à retenir les plus jeunes et les minorités écoeurés par le caractère régressif de la politique sociale du pouvoir hollandiste. C’est de cette observation que procède notre seconde critique : la « France de demain » n’est qu’une construction intellectuelle traversée par des rapports de classe : il n’y a pas de convergence d’intérêt entre un ingénieur dans les nouvelles technologies et un cantonnier issu de l’immigration. Au contraire, Emmanuel Macron a forgé une coalition cohérente : une partie de la supposée « France de demain », les gagnants de la mondialisation, alliés à la bourgeoisie traditionnelle et aux retraités. Elle est suffisante pour lui garantir un socle à 20% que vient régulièrement augmenter de vote utile défensif de la classe moyenne. 

Départie de la vaine stratégie des valeurs qui conduisait à tenter de faire cohabiter des classes aux intérêts divergents, la gauche a désormais le champ libre pour reconstituer une coalition majoritaire de classe : les minorités, la fraction avancée des classes éduquées urbaines, les jeunes, les classes moyennes et les classes populaires. Elle doit affirmer que le cantonnier de Saint-Denis issu de l’immigration davantage de points communs avec l’aide-soignante de Romorantin et le cariste de Manosque  qu’avec  un cadre dirigeant de La Défense. L’intense mobilisation contre la réforme des retraites, qui a vu défiler de concert cette large coalition illustre la fenêtre d’opportunités qui s’ouvre à gauche[xi] . Le retour de l’égalité comme fil à plomb du discours de gauche, la question des services publics, de l’aménagement du territoire et du métier comme autant de bases programmatiques doivent constituer le socle d’érain de cette nouvelle stratégie.

Elle doit être celle de la Nupes de l’an II : au front national-républicain, celle-ci doit opposer un front populaire et social.



[i] Twitter, le 2 avril 2023
[ii] En 1978, le PCF et le PS obtiennent des scores relativement proches lors du premier tour, un peu au-dessus de 20%. A l’issue du second tour, ils font respectivement élire 86 et 116 députés. En 2017, avec respectivement 11% et 9%, La France Insoumise et le PS obtiennent chacun une vingtaine de députés si l’on prend en compte les candidats PCF soutenus dès le premier tour par LFI
[iii] En 1981 le PS, qui a obtenu 37% des voix au premier tour des élections législatives voit ses candidats distancer ceux du PCF dans un grand nombre de circonscriptions. Bien que le PCF ait obtenu 16% des voix, il n’emporte que 44 députés contre 285 pour son allié socialiste.
[iv] Un certain nombre de candidats sortants PCF ou PG sont en effet battus par un socialiste au 1er tour : Jean-Pierre Brard et Patrick Braouezec en Seine Saint-Denis, Roland Muzeau et Marie-Hélène Amiable dans les Haut de Seine, Martine Billard à Paris, Jean-Paul Lecocq en Seine-Maritime. Malgré la belle campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, les forces parlementaires à la gauche du PS sont laminées.
[v] Dans le Rhône, Gérard Colomb soutient un de ses adjoints PRG face à Philippe Merieu, en Saône-et-Loire, Arnaud Montebourg soutient une candidate socialiste dissidente face à un candidat vert ; en Bretagne, 3 circonscriptions sur les quatre réservées à des candidats verts comptent un dissdent PS, 3 sur 5 dans les Pays de Loire.
[vi] Crédit Impôt Compétitivité Emploi.
[vii] « Tous pourris », « Ni droite, ni gauche » etc… 
[viii] Le RN récupère en effet 44,05% des voix qui se sont portées sur les candidats Renaissance ou LR quand la NUPES n’en récupère en moyenne que 41,36 %. Sur les 68 circonscriptions qui présentaient une telle configuration, le RN repomprte fianelemnt 37 duels contre 29 seulement pour la NUPES.
[ix] Bruno Jeanbart et Olivier Ferrand, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », Contribution n°1 au rapport de Terra Nova, 2011.
[x] Bruno Pallier et Paulus Wagner, « Les lendemains politiques d’une réforme contestée », La Grande Conversation, Terra Nova, le 15 mars 2023 ;
[xi] Axel Bruneau et Thibault Lhonneur, « La gauche et les sous-préfectures : la révolte inattendue ? », Fondation Jean Jaurès, 8 février 2023.

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