Dans un article récent de sa version numérique la revue Front Populaire[i] publie le témoignage d’un enseignant à propos de son expérience au sein de l’Education Nationale. Bien davantage que le récit d’un collègue dont l’amertume et peut-être la souffrance ne sont certainement pas feintes, c’est un grand type de discours relatif à l’institution qui me paraît devoir être critiqué. Toute une littérature - émanant largement du camp conservateur, mais pas seulement - est ainsi produite depuis des années, maniant systématiquement les mêmes schémas : vacuité des dispositifs de formation des enseignants, perte de l’autorité de l’institution, nivellement du niveau scolaire.
Le témoignage de notre collègue n’échappe pas à cette règle : l’ESPE (Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education) y est sévèrement critiquée entre procès en théories « fumeuses », dénonciation de la médiocrité du niveau universitaire et maniement de concepts supposément placés au coeur des préoccupations enseignantes (« bien être, écologie, écriture inclusive » ). Sont ainsi décrits les « bavardages permanents », l’agressivité des élèves, le caractère « outrancier » des tenues de certaines jeunes filles. Vient ensuite la relation des pressions de l’institution et des parents pour que les notes soient revues à la hausse, de la bienveillance sensément devenue le mantra de l’institution et associée à l’applatissement (sic) devant le client roi, l’élève et ses parents. Pour ce collègue, le constat est sans appel : « l’autorité, dans l’éducation nationale, est un mot grossier volontiers confondu avec autoritarisme ». La sanction serait ainsi un tabou et le renvoi de l’établissement tellement banal qu’il serait considéré comme un jour de vacance supplémentaire pour un élève.
Destruction de l’Ecole.
Le collègue affirme que s’il avait obtenu son concours à l’issue de sa formation initiale, à 24 ans, il aurait plus vite lâché prise. Reçu au CAPES (Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement Secondaire) précisément dans ma vingt-quatrième année, ayant enseigné huit années dans un établissement classé ZEP (Zone d’Education Prioritaire, statut en vigueur de 1981 à 2015) puis REP (Réseau d’Education Prioritaire, statut en vigueur depuis 2015) de la banlieue de Paris et dans un lycée marseillais qui ne sauraient passer pour les plus tranquilles de leurs catégories, qu’il me soit permis ici d’apporter un autre témoignage de l’expérience d’enseignant. Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’indignation et l’épuisement de mon collègue est feinte ou sans fondement, mais simplement de faire pièce à un discours politique – celui de Front Populaire et des néoconservateurs en général – qui produit toujours les mêmes antiennes, entre procès en pédagogisme et déclin de l’Ecole ( « le niveau baisse, ma bonne dame »).
Il me paraît d’autant plus important de témoigner que dernièrement, un dossier du Figaro Magazine va plus loin encore[ii] : l’Ecole et les manuels scolaires verraient la sape méticuleuse des valeurs de la République à travers l’inculcation systématique de réflexes particularistes ruinant l’idéal universaliste.
Si l’Education Nationale me semble critiquable au même titre que d’autres institutions, cet angle m’apparaît puissamment réactionnaire et à ce titre incapable d’en inspirer une refondation sérieuse et porteuse d’émancipation. Je pourrais développer ici longuement en quoi ces critiques réactionnaires me semblent glaçantes : adossées à une vision autoritaire de l’Etat et de l’Ecole, porteuses d’une idéologie finalement rien moins que républicaine : le goût de l’effort sans l’individualisation des cas, l’histoire considérée par son entrée la plus réductrice, c’est-à-dire le récit national.
Mais plutôt que d’entrer dans des querelles byzantines, je fais le choix d’un récit, qui me semble mériter plusieurs billets de blog : celui d’une expérience professionnelle de quinze années. C’est évidemment le récit d’un acteur engagé, mais les faits ne sont pas tordus ; enfin, les lecteurs jugeront.
Procès en pédagogisme et procès en déclinisme.
Depuis les années 1990 et 2000, les critiques à l’encontre des sciences de l’éducation se sont multipliées : les IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres) mis en place sous le ministère Jospin ont concentré un certain nombre d’entre elles. Ils ont été remplacés, au gré des réformes successives par les ESPE (Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education) puis par les INSPE (Instituts Nationaux Supérieurs du Professorat et de l’Education), une intégration à l’université étant même effectuée à la fin des années 2000. En dépit de ces changements d’intitulé, les critiques sont restées les mêmes : lesdits instituts de formation seraient en réalité des écoles du verbiage, dans lesquels les acquisitions se seraient concentrées sur des notions fumeuses et des définitions aberrantes (« apprenant » pour un élève, « trace écrite » pour une leçon, « référentiel bondissant » pour un ballon etc…) L’une des critiques les plus violentes émanait d’un pamphlet publié dans les années 2000[iii]. Un collègue, professeur de lettres en classe préparatoires y attaquait bille en tête l’esprit des IUFM. Selon lui, la « mise de l’élève au centre du système scolaire » était le prétexte à toutes les dérives. La sentence était sans appel : il intitulait son ivre la fabrique du crétin. Il y préconisait la remise du savoir au centre du système scolaire.
Toutes ces critiques, laisser-aller moral, érosion de l’autorité, baisse du niveau me semblent relever d’une analyse convenue et abusive des évolutions sociales. Elles sont à mon sens la transposition dans le champ éducatif du discours néoconservateur sur le déclin français.
En berne, l’autorité ?
J’ai enseigné neuf années en Seine Saint-Denis : j’y suis resté huit années dans le même collège, classé ZEP, puis REP. Il présentait un public très défavorisé, aux alentours de 80 % de son effectif et recrutait presque exclusivement sur les quartiers du nord de la ville de banlieue où il se trouvait. Celui-ci comportait plusieurs grands ensembles construits entre les années 1970 et 1990 et un certain nombre de copropriétés dégradées. Le quartier pavillonnaire situé autour du collège fournissait également une part relativement réduite de nos effectifs : les pavillons, datant essentiellement des années 1970 avaient le plus souvent été vendus à la découpe en de multiples appartements. Les familles les plus fragiles socialement en étaient souvent issues. L’établissement bénéficiait, l’année où j’y ai été nommé, de presque tous les dispositifs d’aide : zone sensible, zone de prévention violence, affectation à caractère prioritaire justifiant valorisation.
Il y régnait pourtant une discipline rigoureuse : les élèves se plaçaient dans des rangs peints sur le sol dans la cour. Le principal-adjoint, muni d’un mégaphone, faisait monter les classes en rang l’une après l’autre dans les salles. Nous procédions à des exclusions de cours, mais le plus souvent le nombre de celles-ci diminuait : un collègue arrivant dans l’établissement était généralement contraint d’affirmer un peu son autorité par des excluions. A mesure que son ancienneté dans l’établissement grandissait cependant il était mieux connu, et l’exercice de la discipline pouvait se faire de façon moins frontale. Nous rédigions évidemment de nombreux rapports d’incidents, mais je ne me souviens pas qu’il fut le prétexte à une mise en accusation d’un collègue. Les CPE et les membres de la direction étaient généralement demandeurs de rapports les plus complets possibles, afin de s’appuyer sur des éléments précis et tangibles dans l’entretien qui se déroulait ensuite avec le ou les élèves impliqués. Le contenu d’un rapport était intéressant à étudier et à amender avec les élèves. Finalement, les sanctions les mieux admises étaient celles qui venaient solder des faits admis de tous. Comment en effet penser qu’une punition peut être éducative si ce qui l’a déclenché n’est pas reconnu par l’élève ?
Il était rare qu’un élève ressorte du bureau du CPE sans sanction. A la mine des adolescents qui y patientaient, on devinait qu’ils n’étaient pas partis pour passer un bon moment. Je me souviens d’être passé devant les bureaux des CPE lors d’après-midi particulièrement électriques : à 14h30, on y trouvait quatre exclus de cours, deux malades, un perdu qui avait besoin qu’on lui rende son carnet de correspondance - sans lequel une sortie de l’établissement avant 17h00 était impossible - , deux professeurs qui attendaient pour des entretiens et un rendez-vous fixé par le CPE, et généralement un élève ayant besoin d ‘un suivi établi à travers le renseignement quotidien d’une fiche de suivi comportant des objectifs de travail et de conduite personnalisés.
Patiemment, avec diplomatie, nos CPE voyaient tous ces cas, les écoutaient, appelaient les parents, sanctionnaient ceux qui devaient l’être après les avoir entendus, dirigeaient les égarés vers la conseillère d’orientation, la psychologue, l’infirmière, le stage en entreprise ou la 3e DP (Découverte Professionnelle) 3 ou 6, selon l’horaire hebdomadaire prévu en classe de 3e. Il était incroyable de voir comment deux heures après, les CPE avaient tout géré et le calme était revenu dans la coursive. Florence, Coralie, Sofiane et Charline[iv], vous vous reconnaissez, je veux vous rendre un hommage appuyé ici.
Condition de travail des enseignants et violence institutionnelle.
Nommé professeur principal en classe de 4e à mon arrivée dans l’établissement, je me souviens de m’être lancé avec énergie dans les questions de discipline, consacrant une demi-journée par semaine au traitement des rapports d’incident provenant de la classe dont j’avais la charge, appelant les parents, discutant sanction et remédiation avec les chefs d’établissement et les CPE, écoutant les élèves régulièrement placés dans des situations conflictuelles. Rétrospectivement, je crois regretter un peu cette rigueur excessive qui m’a conduit à délaisser quelque peu la dimension didactique de mon travail et m’a épuisé dans des processus sans cesse recommencés. J’ai la faiblesse de croire que ce travail ne fut du reste pas totalement inutile : un élève fort faible, exclu à de multiples reprises m’avait confié, à la fin de l’année craindre à chaque instant de cours mon entrée dans la classe pour lui demander des comptes à propos de son attitude. « C’est difficile pour toi de te sentir sans cesse sur la sellette ?» « Oui monsieur mais c’est bien : comme ça, je fais moins de bêtises ».
Je ne crois pas que cette débauche d’énergie répressive constitue en fin de compte le Salut de la réussite scolaire, mais je pense simplement pouvoir dire que dans cet établissement nous nous situions loin du cliché sur la permissivité de l’institution trop souvent véhiculé.
J’aurais mille autres anecdotes : les mercredi après-midi de colle, les dizaines de conseils de discipline, la rigueur intraitable avec laquelle nous interdisions les couloirs pendant les intercours, le refus catégorique avec lequel les premiers cours du matin étaient interdits aux retardataires, le rang rigoureux qui voyait les classes libérées sortir les unes après les autres, à l’appel du CPE, à 16h30. Mes collègues s’y reconnaîtront, ils sont cent à pouvoir témoigner ; ils sont des milliers ailleurs. Ensemble, nous ne laisseront pas dire que l’Ecole est un lieu de perdition.
Une fois démontrée toute la rigueur dont l’institution est capable, il faut se demander à quel coût. De fait, celui-ci est considérable : nous sortions épuisés de nos semaines avec le sentiment permanent que le collège était sur le fil du rasoir. Je ne peux pas croire qu’il n’y avait pas de souffrance du côté des élèves : ils reconnaissaient volontiers avec leurs familles que le collège était bien tenu et que l’on n’y faisait pas n’importe quoi, mais il y avait beaucoup de larmes. On a souvent vu la détresse chez des parents dont les enfants étaient renvoyés, et régulièrement beaucoup de peine parmi des parents désarmés devant les difficultés scolaires et sociales de leurs enfants. Je ne regrette pas la rigueur qui nous a caractérisé : la violence institutionnelle était incontestablement la plus grande dans ce collège ; simplement elle se présentait à nous comme la seule à même, à l’aune des moyens dont nous disposions, de préserver à la fois le cadre scolaire et nos conditions de travail. Qu’il me soit simplement permis d’avancer que si d’autres conditions étaient demain réunies, il pourrait en être autrement.
On aurait aimé avoir une infirmière ou un infirmier à plein temps pour 750 élèves, suffisamment de CPE et de psychologues scolaires pour encadrer et écouter nos élèves en dehors de leurs temps de cours, suffisamment et d’assistantes sociales pour accompagner leurs familles. On aurait voulu que les chefs d’établissement restent plus de trois ans, les adjoints plus de deux, que les équipes d’assistants d’éducation soient stabilisées par l’octroi d’un vrai statut, afin de mieux travailler dans la durée avec des élèves qui méritaient avant tout qu’on les connaisse.
Pour ne pas être réactionnaire, la critique de l’institution doit s’appuyer sur une réflexion approfondie, un questionnement sur les moyens qui doivent lui être donnés pour qu’elle produise moins de souffrance chez les élèves et chez les enseignants. Cette question des moyens ne saurait se résumer à des moyens matériels supplémentaires, condition nécessaire mais non pas suffisante à mon sens. Alors qu’une année électorale s’annonce en France, elle me semble devoir faire l’objet d’une note de blog à part entière, à venir.
[i] Raphaël Renan-Roussel, « Comment l’Education nationale m’a dégoûté de mon métier de professeur », Front Populaire, 31 octobre 2021. https://frontpopulaire.fr/o/Content/co685232/comment-l-education-nationale-m-a-degoute-de-mon-metier-de-professeur
[ii] Judith Waintraub, Nadjet Cherigui et Hugues Maillot, « Antiracisme, idéologie LGBT+, décolonialisme…Comment on endoctrine nos enfants à l’école », Le Figaro Magazine, 12 novembre 2021. https://www.lefigaro.fr/actualite-france/antiracisme-ideologie-lgbt-decolonialisme-comment-on-endoctrine-nos-enfants-a-l-ecole-20211112.
[iii] Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin, Folio, 2006.
[iv] Les prénoms ont été changés.