Je publie ici la troisième note qu’avec Thibault Lhonneur, mon camarade élu municipal de Vierzon nous avons réalisé. Elle a été publiée par la Fondation Jean-Jaurès le 27 juin 2023.
Le 4 mai 2023, de nombreuses personnalités politiques de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) célébraient le premier anniversaire de cette configuration politique inédite, placée en tête, ex aequo avec Ensemble ! (majorité présidentielle), du premier tour des élections législatives. C’était alors l’occasion de rappeler le vent d’espoir et de renouveau qu’a fait souffler la réunion de tous les partis de la gauche parlementaire pour la première fois depuis la « gauche plurielle » de Lionel Jospin en 1997.
Si au soir du second tour des élections législatives les résultats étaient plus mitigés qu’une semaine plus tôt, il n’en demeure pas moins que la Nupes est parvenue à impulser depuis une vraie dynamique politique.
Ses résultats électoraux ont cependant été particulièrement contrastés dans certaines zones géographiques, précisément celles où les circonscriptions comportent une ville de sous-préfecture[i]. Dans les stratégies discutées pour parvenir à offrir une perspective majoritaire aux électeurs de gauche, un point précis mérite une étude attentive : les campagnes électorales dans ces territoires.
Nous avons donc mené une enquête auprès de 103 candidats de la Nupes dans des circonscriptions comportant au moins une sous-préfecture. Certains d’entre eux ont été élus. Il s’agit de comprendre ce qui a été fait, ce qui y a fonctionné, les difficultés qui ont pu y être rencontrées. L’objectif est d’essayer de déterminer s’il y a des redondances préjudiciables ou profitables dans la façon dont les candidats ont mené campagne.
Les circonscriptions de sous-préfecture sur lesquelles la Nupes s’est présentée sont au nombre de 225. Comme vu précédemment, sur ces 225 circonscriptions, 54 ont élu un député de gauche en 2002, 122 en 2012 et seulement 40 en 2022[ii]. L’érosion progressive de la représentation de la gauche dans ces zones trouve plusieurs explications : la vague macroniste a reconfiguré le centre-gauche[iii], l’affaiblissement des partis traditionnels dans ces espaces politiques[iv] a obéré leur capacité à y faire élire un député, la défiance profonde produite par le quinquennat 2012-2017 a laissé des traces durables[v]. À celles-ci, nous avons ajouté les difficultés structurelles pour la gauche à incarner et produire un imaginaire conquérant auquel les électeurs peuvent facilement se référer, en revenant à la fois sur les différences sociologiques et culturelles de ces espaces par rapport aux métropoles ou aux grands centres urbains[vi].
L’élection des représentants du peuple n’a pas toujours produit les campagnes électorales professionnalisées que nous connaissons aujourd’hui : il a fallu attendre la fin du XIXe siècle et l’autonomisation de la sphère politique pour que se développent des compétences et des savoir-faire particuliers lors de ces rendez-vous électoraux. Rémi Lefèbvre définit les campagnes comme « l’ensemble des actions mises en œuvre par des acteurs divers pour diffuser une offre politique, persuader les électeurs et rallier leur soutien et leur vote »[vii]. Lorsque le vote était censitaire et que le nombre d’électeurs n’excédait pas les 250 000, il n’y avait ni campagne ni savoir-faire spécifique. À mesure que le vote s’est universalisé, l’explosion du nombre d’électeurs a contraint les candidats à faire campagne et les notables politiques à se démarquer des candidatures nouvelles qu’apportait le suffrage universel direct[viii]. Ainsi, au XIXe siècle se développent des candidatures qui deviendront les figures emblématiques d’un territoire : Philippe Grenier dans le Doubs, Jean Jaurès dans le Tarn, Édouard Vaillant dans le Cher, tous élus de sous-préfecture. C’est aussi à cette période que les premiers manuels électoraux se développent (1860).
Les différences territoriales font ainsi émerger des attentes et des campagnes différentes : si lors des scrutins nationaux, la télévision[ix]. reste le meilleur moyen d’informer et de prendre sa décision, il est beaucoup plus délicat de conjuguer la recherche de l’effet de masse via les options multimédias dans des zones atomisées ne disposant pas de zones à forte densité de population. Cette difficulté est censée être compensée par l’utilisation d’un discours approprié entre objectifs nationaux et réalités locales et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un attendu des électeurs[x]. En se focalisant sur les sous-préfectures, nous choisissons de porter notre regard sur ces espaces où la fracture territoriale est la plus marquée[xi], et où incarner le territoire[xii] est le chemin qui permet d’asseoir sa légitimité politique grâce à des campagnes de proximité, un intérêt démontré pour les problématiques du quotidien, et donc la construction d’un affect entre candidats et électeurs.
Les sous-préfectures ont tendance à structurer l’espace : c’est à partir de celles-ci que les campagnes se construisent et que les discours et actions des candidats se développent[xiii]. Dans leur étude auprès de deux candidats avec une circonscription sous-préfectorale, en 2017, les auteurs Arthur Delaporte et Gilles Letourneur démontrent comment, pour Yann Galut, député du Parti socialiste (PS) sortant sur la troisième circonscription du Cher, et Julien Odoul, candidat du Rassemblement national (RN) sur la troisième circonscription de l’Yonne, l’objectif est d’incarner la défense de ces territoires « abandonnés, oubliés » « là-haut », à Paris. Le candidat socialiste, pour asseoir sa légitimé et son ancrage, a recouru à une affiche vantant son attachement 100% Berry[xiv].
Julien Odoul, pour sa part, devait justifier son souhait de candidater dans un département qu’il ne connaissait guère, lui qui œuvrait pour le compte de son parti depuis Nanterre.
Ce désir d’incarnation n’est pas nouveau : dès le XIXe siècle, les campagnes mettent en avant la défense des intérêts locaux et la valorisation de l’identité culturelle de ces espaces. Par exemple, le baron de Mackau, député de l’Orne de 1866 à 1918, était aussi président du Comice agricole d’Argentan[xv]. Comme on le verra peu après, la part et le poids du localisme dans les campagnes législatives sont souvent un élément insuffisamment pris en compte dans les campagnes de la Nupes qui ont dès lors perçu cet élément comme un « piège » ou un acte « déloyal » de la part de leurs adversaires.
Ces territoires sous-préfectoraux présentent en effet des caractéristiques particulières, qui sont sans rapport avec les zones métropolitaines ou très urbanisées : depuis l’abandon de l’égalité territoriale et le redécoupage des régions, il n’y a plus de politique aujourd’hui dédiée à ces villes en « déclin »[xvi], outre le programme Action Cœur de ville qui demeure bien souvent un impensé des députés aspirants[xvii]. Gérés par les villes et les intercommunalités, ces projets ne font pas pour l’instant l’objet de discussions politiques dans les campagnes alors même qu’il s’agit du seul instrument déployé par les gouvernements d’Emmanuel Macron depuis 2017 pour répondre aux fractures territoriales. Ce choix d’un développement différencié des territoires prolonge la politique de Nicolas Sarkozy qui, après 2008, faisait le choix de la métropolisation à outrance. Ces arbitrages annonçaient les clivages actuels : d’un côté, une richesse économique, politique, intellectuelle produisant une vitalité électorale et un écrasement du vote frontiste et, de l’autre, un sentiment d’abandon qui voit se développer un vote de fracture.
C’est dans ce contexte que se sont déroulées les campagnes de la Nupes. Pour tenter de comprendre et de déterminer les rituels[xviii] développés dans ces campagnes, il s’agit d’abord de voir comment elles se sont déployées dans ces territoires pour ensuite analyser les frictions propres à l’attelage politique qu’est la Nupes, puis d’essayer de déterminer les différences entre campagne nationale et dynamiques locales avant, enfin, de dresser les perspectives qui peuvent permettre de faire mieux lors des prochains scrutins.
Déploiement de la Nupes dans les villes petites et moyennes
Les candidats, depuis la ligne de départ de la grande assemblée des investitures organisée par la Nupes à Aubervilliers (93), ont bénéficié d’une rampe de lancement sans précédent : une force de propulsion garantie par l’unicité a priori des candidatures de gauche dans chaque circonscription, un savoir-faire dans les campagnes électorales grâce à la présence de partis historiques (PCF, PS, EE-LV), le renfort des militants de plusieurs forces politiques unies sous une même bannière et un écho national porté d’abord par la campagne « Mélenchon Premier ministre » adossée aux 7,7 millions d’électeurs de l’Union populaire au premier tour de l’élection présidentielle. Face à eux, le Rassemblement national devait faire face à des candidatures de Reconquête ! installées sur le même espace électoral, La République en marche sous la bannière Ensemble ! devant de son côté s’appuyer sur une dynamique présidentielle rompue après une campagne difficile et un second tour moins confortable qu’en 2017. Enfin, Les Républicains (LR) devaient se remettre d’une campagne qui les a laissés sous la barre fatidique des 5% pour la première fois de leur existence.
Les profils retenus parmi les candidats de la Nupes sont pour l’essentiel issus du fonctionnariat ou de professions intellectuelles : chez les candidats interrogés, moins de 5% occupent un emploi d’ouvrier dans le privé. Cette surreprésentation des cadres et fonctionnaires n’est pas nouvelle : c’est la conséquence immédiate d’un système politique reposant sur la division du travail entre, d’un côté, des personnes ayant plus de temps, de moyens (culturels, économiques) et ayant comblé les impératifs de leur existence et, de l’autre, des personnes dont les moyens de subsistance sont trop instables et qui n’ont de fait pas suffisamment de temps, d’énergie ou le sentiment de légitimité pour « faire de la politique »[xix]. Bien que la surreprésentation des cadres au sein des chambres parlementaires tende à diminuer (de onze fois plus importante que la part nationale dans les années 1960, elle est désormais six fois plus élevée), le vœu d’une parité sociale mise en place à d’autres occasions (École de l’engagement du député Philippe Brun[xx] ou lors de la liste « insoumise » aux européennes de 2019) ne s’est pas réalisé lors du dernier scrutin législatif. Pourtant, dans les circonscriptions sous-préfectorales, la part des ouvriers et employés est souvent plus importante que dans les grandes aires urbaines. Surtout, la part des professions intellectuelles est quant à elle nettement inférieure[xxi]. Si cette différence entre représentants et représentés interpelle, elle ne constitue en rien la raison d’un éventuel rejet des candidats de gauche : lorsque l’Assemblée nationale était majoritairement détenue par le Parti socialiste, cette dichotomie existait déjà.
Une fois les candidats installés, la question des moyens à leur disposition s’est rapidement posée : les moyens financiers et humains, ainsi que le temps dégagé constituent les paramètres incontournables d’une campagne électorale. L’essentiel des candidats témoignent à ce propos de difficultés structurelles inattendues au regard de la configuration initiale : en moyenne, les candidats ont pu compter sur 12 militants quotidiens pour faire campagne et d’un budget moyen d’environ 17 000 euros. S’il apparaît évident que les candidats ayant le plus de chance de victoire sont ceux qui ont bénéficié de plus de gens et d’argent, il est noté que 30% d’entre eux déclarent avoir manqué simultanément de temps, d’argent et de militants.
Concernant le budget, les partis politiques ne participent pas tous de la même façon aux financements des campagnes : certains candidats devaient faire avec leurs économies et un prêt bancaire, parfois obtenu trop peu de temps avant le premier tour, quand d’autres pouvaient s’appuyer sur une aide de leur parti pour démarrer leur campagne. Ces différences ont provoqué des retards à l’allumage et engendré un stress important.
Concernant les moyens humains, si l’on se réfère à 12 militants impliqués quotidiennement en moyenne, la valeur médiane se situe, elle, à 10 militants, et 62 campagnes des 103 enquêtées en ont compté 10 ou moins. Ces difficultés traduisent la moindre implantation des partis politiques dans des zones géographiques où leur érosion est la plus forte. Ainsi, la configuration Nupes a simplement permis d’agglomérer un faible nombre de personnes sans générer de vague militante dans ces territoires, sauf exception. De plus, 45% des candidats déclarent ne pas avoir réussi à faire campagne avec les autres forces politiques de la Nupes. Les raisons invoquées sont de l’ordre soit du défaut d’implantation militante, soit de la divergence politique à travers la présence d’une candidature dissidente à gauche ou en raison de la déception de ne pas avoir obtenu l’investiture dans le jeu des décisions nationales. Près d’une campagne sur deux donc n’a pas pu se dérouler avec la même force d’entraînement que promettait initialement la Nupes. C’est incontestablement la conséquence d’une décision stratégique survenue tardivement dans la séquence électorale de 2022 où les candidatures multiples lors de l’élection présidentielle ont provoqué des tensions entre des militants appelés à se regrouper quelques semaines plus tard. Si cela pouvait aller de soi pour ceux qui ont bénéficié localement de l’accord, il n’en a pas été de même pour celles et ceux qui, sur le terrain, devaient accepter de militer pour une étiquette qui hier encore représentait une offre politique concurrente. Il est à noter que pour les militants « insoumis », issues d’un jeune mouvement à l’implantation encore naissante, cette étape a constitué un accélérateur d’ancrage politique local important, facilitant aujourd’hui son déploiement départemental vial’acquisition de locaux.
Les militants et les moyens financiers étaient les ressources premières des candidats pour tenter de mener des campagnes efficaces et si possible victorieuses. Ces deux éléments doivent théoriquement permettre de faire face à l’étendue spatiale des circonscriptions. 71% des interrogés ont exprimé toute la difficulté de l’exercice : les déplacements trop longs ont « essoufflé » les militants, dans des territoires « trop vastes qui ne permettent pas la rencontre avec les électeurs ». Certains candidats se sont dits « obligés de recourir à une société privée pour distribuer certains tracts », faute de main-d’œuvre suffisante pour couvrir les circonscriptions. En moyenne, sur les 103 campagnes des candidats interrogées, le nombre de communes s’élève à 110. Les plus importantes en comptent plus de 300. Seuls 15 candidats sur 103 ont réussi à couvrir toute la circonscription en dehors du collage officiel réalisé par un prestataire. Parmi ces 15 candidats, le plus chevronné est parvenu à se déplacer sur les 350 communes que comptent sa circonscription.
Et outre les difficultés logistiques, l’émiettement communal des circonscriptions a eu une incidence directe sur les budgets de campagnes : déjà peu élevés en moyenne, les comptes de campagne se sont vus grevés de 20% de leur montant total environ par les frais de déplacement des candidats ou des militants. Certains candidats avaient même fait du remboursement des frais de déplacement un engagement moral auprès des militants. D’autres ont refusé de se rembourser les sommes dépensées en essence pour ne pas charger le budget de campagne. Dans une circonscription comptant 150 communes, un candidat a dépensé 1700 euros de sa poche, hors budget de campagne, pour couvrir les 6 000 kilomètres parcourus.
Cette réalité spatiale est un élément incontournable de la construction d’une campagne sur les territoires sous-préfectoraux. À la lecture des témoignages reçus, il a nettement été sous-évalué. Par ailleurs, c’est une inégalité structurelle à laquelle n’ont pas su répondre les partis politiques : dans les grands centres urbains aux fortes densités de population, le recours à la voiture est rare et les dépenses de transports insignifiantes. Or, aucune aide supplémentaire n’a été apportée aux candidats sur les territoires ruraux. Enfin, à la question « quels sont les thèmes que vous avez mis en place pendant votre campagne ? », un seul candidat interrogé a mentionné la « voiture », confirmant là l’absence de propositions phare et de réflexion autour de la voiture comme objet politique[xxii]. La question des transports pour le désenclavement de la ruralité a bien été soulevée, mais la voiture comme problématique, non, alors même que ce moyen de transport était la clef de voûte pour faire campagne dans 95% des cas.
Le déploiement de la Nupes n’a donc pas été aussi simple dans les circonscriptions comptant une sous-préfecture. Non seulement l’espoir légitime apporté par une campagne, un candidat et un programme unique n’a pas résisté aux difficultés structurelles que connaissent les partis politiques dans ces zones géographiques, mais les besoins matériels, financiers et humains que nécessite la couverture de tels territoires n’ont pas été suffisamment à la hauteur de la bataille électorale. Cela s’est révélé préjudiciable à plus d’un titre : d’une part sur le moral des troupes, un candidat estimant par exemple que « l’on perd du temps sur la route »[xxiii], d’autre part, les budgets de campagne en ont également pâti. Si la moyenne s’établit à 20%, certains ont consacré près de 60% de leur budget aux remboursements des frais de déplacement et 36 candidats interrogés sur 103 déclarent avoir utilisé plus de 30% de leur budget total à ce poste.
Locale ou nationale : les campagnes de la Nupes.
Les élections législatives sont de plus en plus perçues comme des scrutins nationaux : la suppression de la réserve parlementaire, l’interdiction du cumul des mandats et l’inversion des calendriers électoraux ont peu à peu réduit l’aspect assez localiste du scrutin. La campagne nationale développée par la Nupes s’est inscrite dans cette configuration. Tous les ingrédients étaient réunis pour : le programme commun rédigé en quelques jours et la bannière Nupes derrière laquelle se regroupaient les cinq formations politiques[xxiv]. ont de toute évidence nationalisé le scrutin. Ce cadre posé, des orateurs nationaux désignés par chacune des formations contractantes avaient la charge de porter un message commun dans les médias. Ainsi, lors de la grande messe télévisuelle du débat sur France 2 intitulé « France 2022 », les quatre représentants de la Nupes affichaient leur unité programmatique et stratégique pour parvenir à être majoritaires au soir du second tour[xxv].
Localement, il a parfois été délicat pour les candidats d’assumer ce qui nationalement était porté et diffusé par les orateurs nationaux.
Plus de la majorité des candidats ont pu argumenter autour du programme, qualifié de « très complet » ou « complet » par plus de 50% d’entre eux, ou sans manque particulier. Un candidat avance ainsi que, grâce au programme, il parvenait « dans chaque réunion publique, à avoir à peu près toujours des réponses adaptables au local grâce aux 650 mesures ».
Mais d’autres candidats ont eu plus de mal à assumer certains marqueurs politiques : s’ils ne constituent pas la majorité, il a été difficile pour certains candidats dans les zones plus rurales de faire vivre un programme perçu comme « bobo écolo » par les interlocuteurs rencontrés pendant leurs campagnes. Là où les fractures sont parfois les plus marquées ou dans les circonscriptions les plus à droite, donc avec une chance de victoire très faible, il a été reproché aux candidats de porter des propositions « irréelles et irréalistes ».
La tension est surtout arrivée à la toute fin de la campagne d’avant premier tour. Lors d’un tweet en réaction à la mort de Rayane, jeune fille de vingt-et-un ans tuée par la police après un refus d’obtempérer[xxvi], Jean-Luc Mélenchon a écrit que « la police tue et le groupe factieux Alliance justifie les tirs et la mort pour "refus d’obtempérer". La honte c’est quand ?». Ces quelques mots, assumés quelques jours plus tard, ont débouché sur un contre-feu médiatique important faisant irruption dans les campagnes législatives. Et pour 32% des candidats, cette déclaration a constitué une difficulté à laquelle ils n’ont pas su ou pu répondre. Ces témoignages ont été délivré à la question : « Est-ce qu’il y a eu des événements nationaux qui ont orienté, dynamisé ou perturbé votre campagne ? ». 33 interrogés sont revenus sur cet événement en considérant qu’il a entraîné pour eux une difficulté sur la fin de leur campagne d’avant premier tour et d’entre deux tours. L’ébullition médiatique a obligé les candidats à répondre d’une phrase qui leur était « reprochée dans les meetings », qui « a polarisé les débats locaux des derniers jours » ou qui « a perturbé une partie de notre électorat et également nos soutiens Nupes ».
Sans incriminer Jean-Luc Mélenchon ou les candidats, cet événement de campagne traduit les différences de perception et les attendus politiques entre, d’un côté, des leaders médiatiques et, de l’autre, des candidats qui deviennent dépositaires de ces mêmes leaders sans avoir la possibilité d’y répondre avec la même audience ou la même vigueur et qui, de fait, se retrouvent en difficulté.
Si la question des violences policières alimente des débats internes à gauche, elle relève également de ce que chacun perçoit des services publics depuis sa position, notamment sur le territoire. Là où les grandes administrations ont été préservées et où les services se concentrent, la police est diluée dans un continuum administratif et où la critique nécessaire de ses abus s’inscrit dans un schéma de pensée qui n’est pas transposable partout. Dans les zones sous-préfectorales, le commissariat de police constitue un des rares services publics perçus comme encore présents. Des guillemets seraient de mise ici car, à mesure de la numérisation des dépôts de plainte et du redécoupage de la carte des commissariats, ces derniers se trouvent de moins en moins ouverts. On assiste, notamment dans la France des sous-préfectures, à des mobilisations pour les sauvegarder.
En 2013, une forte mobilisation regroupant élus et citoyens s’est tenue pour sauver le commissariat de Saint-Gaudens, sous-préfecture de la Haute-Garonne[xxvii]. Il en va de même à Romorantin-Lanthenay, sous-préfecture du Loir-et-Cher, où, à l’appel de tous les syndicats, de l’Union locale CGT à Alliance police nationale, une manifestation a regroupé près de 250 personnes en janvier de la même année[xxviii].
La baisse de la démographie des villes sous-préfectorales, symptôme du déclassement des villes moyennes[xxix] dans de nombreux départements, engendre des inquiétudes quant à l’avenir du commissariat existant, comme récemment à Beaune[xxx]. Par ailleurs, le livre blanc de la sécurité intérieure, paru fin 2020, préconise à la page 165 que, « en dessous de 30 000 habitants, le principe serait de confier le territoire à la gendarmerie »[xxxi]. Cette suggestion, sans qu’elle n’ait été suivie pour l’heure par les décideurs nationaux, a provoqué une vague d’inquiétude dont la presse quotidienne régionale s’est fait écho : les villes de Mende[xxxii] de Guéret[xxxiii], pourtant capitales de département, ont été ciblées par ces craintes. Or, derrière le terme générique de police, se regroupent ces deux réalités qui, en fonction du territoire d’où le message est entendu, ne renvoient pas aux mêmes imaginaires.
L’autre friction nationale/locale avec laquelle certains candidats ont été mis en difficulté concerne la ruralité. Cette dimension, qui nous fait quitter quelques instants la question des sous-préfectures, a été jugée manquante dans le programme pour plus d’une vingtaine de candidats, alors même que leurs circonscriptions pouvaient être composées d’une ville moyenne (plus de 20 000 habitants) et d’une partie de la ville-préfecture. Plusieurs candidats témoignent ainsi : pour l’un « au fond, nous sommes vus en campagne comme le parti aux idéologies sociales, aux problématiques citadines, mais non comme celui qui répondra aux problématiques du terrain rural », un autre aurait souhaité « une meilleure approche sur la ruralité par rapport à la circonscription », quand un autre regrettait l’absence « des milieux populaires dans la ruralité » à l’intérieur du programme. Un candidat enfin a résumé cette absence programmatique par une question plus large : celle de l’aménagement du territoire.
La non-prise en compte de certains enjeux locaux qui ne collaient pas au programme ou aux habitudes militantes n’a pas permis aux candidats d’avoir un soutien suffisant des maires de leurs circonscriptions. Bien souvent, la Nupes a buté sur ce passage important des campagnes locales. En effet, seul un candidat sur deux a effectué la démarche de rencontrer les maires pour obtenir leur soutien, et plus d’un candidat sur quatre a pâti des arguments « localistes » des adversaires, surjouant d’un côté la « baronnie locale » ou s’invitant sur des problématiques sans lien direct avec la campagne en cours de l’autre. Et ce malgré la présence de 39 élus ou anciens élus locaux parmi les 103 candidats interviewés.
Le soutien des maires constitue pourtant, dans ces territoires où les relais d’opinion sont assez limités en nombre, une aide précieuse dans la campagne. Ainsi, sur une circonscription initialement difficile où la victoire a été clairement obtenu grâce à l’attelage Nupes, un candidat devenu député affirme que « le soutien du maire de la plus grosse ville a été un atout ».
On voit donc que les questions locales sont venues perturber la dynamique nationale et parfois entamer la détermination des candidats et des militants. Si elle demeure une difficulté à être prise en compte par les partis politiques dans leur structuration de campagne, elle appelle néanmoins une réflexion plus globale sur les différences d’imaginaire et les relais d’opinion centraux de ces territoires. Des thématiques comme la police ou la ruralité peuvent apparaître comme des talons d’Achille pour la gauche dans la France des sous-préfectures. Cependant, c’est tout le profit qu’en tirent les adversaires politiques de la Nupes qui se révèle le plus dangereux. Parce que d’autres difficultés se dressent face à la gauche dans ces territoires, d’une adversité parfois redoutable.
Tous contre la Nupes : vers un « front national-républicain » ?
On parle de discipline républicaine depuis longtemps : l’expression remonte à la fin du XIXe siècle, lorsque le terme de gauche désignait l’ensemble des sensibilités politiques favorables au régime républicain. Alors que la menace d’une coalition des droites – monarchiste, bonapartiste et boulangiste – se fait forte, ces dernières décident de retirer systématiquement leurs candidats qualifiés pour le second tour s’ils sont arrivés après un autre candidat républicain. Le résultat est que, au second tour, les différentes sensibilités républicaines forment ainsi un front républicain ne présentant plus qu’un seul candidat à même dès lors de défaire les ennemis de la République puisque les votes républicains ne peuvent pas s’éparpiller sur plusieurs candidatures.
Lorsque le Front national (FN) effectue sa première percée électorale dans les années 1980, le front républicain est à nouveau convoqué. Le principe est le même que précédemment, simplement il est étendu à l’ensemble des forces républicaines, c’est-à-dire à tout le monde sauf l’extrême droite, porteuse en France d’une vieille tradition antirépublicaine. La logique veut que la droite et la gauche appellent à voter pour le candidat républicain le mieux placé face à un candidat issu de l’extrême droite. Cette logique ne va pas toujours jusqu’au retrait : en 1997, le FN provoque des dizaines de triangulaires sans que des désistements ne s’opèrent forcément à droite ou à gauche. Cependant, en cas de duel, le front républicain prévaut : la très grande majorité des candidats d’extrême droite qualifiés pour le second tour sont défaits, pendant des décennies, quels que soient les candidats qui leur sont opposés. Le 10 mai 2002 sonne ainsi comme une sorte d’apogée du front républicain : Jean-Marie Le Pen, qui s’est qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle, est écrasé par Jacques Chirac, que tous les autres candidats ou presque ont rallié. Au demeurant, le réflexe fonctionne assez bien jusque dans les années 2010 : en 2016, le PS parvient à conserver face au FN la circonscription de Pierre Moscovici dans le Doubs après avoir devancé le candidat LR d’une courte tête et, en 2017, l’extrême droite ne parvient à faire élire que huit députés[xxxiv]. Dans la plupart des cas, il suffit encore à n’importe quel candidat de se qualifier au second tour face au RN pour être élu sans difficulté : ainsi, dans la sixième circonscription de Meurthe-et-Moselle, Caroline Fiat (LFI), parvenue au second tour avec 15,94% des suffrages et 5 821 voix face à un candidat FN (19,92% et 7275 voix, soit plus de 1400 d’avance sur sa poursuivante), bondit à 61,36% et 17 772 voix au second tour. C’est la même chose dans la troisième circonscription des Pyrénées-Orientales, cette fois-ci au profit de la candidate LREM Laurence Gayte. Cette dernière, parvenue au second tour avec 9029 voix et 22,7% seulement, est propulsée à 59,31% au second tour en faisant plus que doubler son nombre de voix.
Or, il apparaît que ce réflexe électoral s’érode nettement entre 2017 et 2022. L’élection de 89 députés d’extrême droite en juin dernier en donnait un premier signal très fort, mais nous avons tenté de mesurer plus en détail ce phénomène.
À cette fin, nous avons étudié les 65 duels qui ont opposé un candidat de la Nupes à un candidat RN lors des dernières élections législatives. Cette étude débouche sur un constat : dans 37 cas, le duel se solde par une victoire du RN, et dans 29 cas seulement par une victoire de la Nupes.
Pour essayer de mieux saisir les dynamiques électorales à l’œuvre, nous avons postulé que chacun des deux camps bénéficiait de réserves de voix naturelles[xxxv] à l’issue du premier tour mais également d’un second renfort de voix potentiel procédant d’un réflexe de front républicain. Cette deuxième réserve de voix est calculée comme suit : les candidats Nupes et RN étant chacun positionnés sur un flanc du spectre politique, la réserve dite de front républicain est constituée par l’ensemble des électeurs des candidats éliminés situés entre les deux finalistes sur l’arc dessiné par le second tour mais non compris dans les réserves dites « naturelles ». Il s’agit presque à chaque fois des électeurs des candidats d’Ensemble !, de LR, de l’UDI ou des candidats divers droite[xxxvi]. Sur cette base statistique, nous calculons ce que nous appelons le taux du front républicain : en retranchant des voix obtenues par le vainqueur au second tour le chiffre de ses réserves naturelles, nous obtenons le nombre de voix relevant des réserves du front républicain qui se sont finalement portées sur ce candidat. Ce chiffre, rapporté au nombre des voix relevant en tout, indique le taux du front républicain. Il établit simplement dans quelle mesure les électeurs positionnés de façon intermédiaire sur le spectre politique ont finalement contribué à la victoire du candidat.
Par exemple, dans la 3e circonscription du Pas-de-Calais, Jean-Marc Tellier (PCF-Nupes) a obtenu 12 103 voix au premier tour. Il pouvait théoriquement compter sur les 685 voix obtenues par le candidat du Parti radical de gauche (PRG) et sur les 485 voix obtenues par un candidat d’extrême gauche, soit 13 273 voix grâce aux réserves naturelles. 5 237 voix se sont en parallèle portées sur des candidats Ensemble !, LR ou divers droite : la réserve relevant du front républicain équivaut donc à 40% environ de la réserve naturelle de Jean-Marc Tellier à l’issue du premier tour. Au second tour, le candidat PCF obtient 16 294 voix, soit 3 021 voix de plus que ce que lui promettaient ses réserves naturelles, mais équivalant à un petit tiers seulement du potentiel total du front républicain puisque le taux s’établit ainsi à 58,2%[xxxvii]. Ce chiffre est très parlant puisqu’il représente la part des électeurs assez éloignés ou très éloignés politiquement du candidat vainqueur qui ont néanmoins choisi son bulletin pour faire barrage à l’autre finaliste, dès lors forcément jugé plus sévèrement : c’est l’exacte définition d’un front politique défensif. Ce taux est très variable : il plafonne à 17,4% au bénéfice de Marine Le Pen (RN) dans la 11e circonscription du Pas-de-Calais (Hénin-Beaumont) mais s’envole à 85,10% en faveur de Sébastien Delogu dans la 7e circonscription des Bouches-du-Rhône (Marseille 14e, 15e et 16e arrondissements, quartiers nord).
Cependant, ce sont les grandes tendances qui sont les plus parlantes : sur l’ensemble de ses 37 victoires face à la Nupes, les candidats RN bénéficient d’une moyenne de report de 44,05% des voix venues des candidats Ensemble !, LR ou divers droite, contre 41,36% seulement pour les candidats de la Nupes. Dans certains cas, force est de constater que ces derniers ne bénéficient pratiquement d’aucun renfort face au RN : Sébastien Rome ne peut compter que sur 21% des électeurs relevant du front républicain dans la 4e circonscription de l’Hérault, Élise Leboucher sur 11% seulement dans la 4e circonscription de la Sarthe. Dans la 4e circonscription de Seine-Maritime, le taux de report en faveur d’Alma Dufour est même négatif : elle peut compter sur moins de voix que ce que lui promettaient ses réserves « naturelles ».
Dernier enseignement : à mesure que l’on s’éloigne des métropoles, les électeurs relevant théoriquement du front républicain s’orientent de façon plus marquée vers le RN lors des seconds tours. Sur les 32 circonscriptions comportant une sous-préfecture qui voient se dérouler un duel entre la Nupes et le RN, les candidats d’extrême droite bénéficient d’un taux de report moyen de 44,18% contre 37,65 pour la Nupes, soit une différence de presque sept points. Dans la 5e circonscription du Gard, Michel Sala ne peut compter que sur 28,7% des voix relevant théoriquement du front républicain, et Nicolas Sansu, dans le Cher, seulement sur un gros quart. À l’inverse, les reports sont clairement plus nets en direction des candidats d’extrême droite qualifiés pour le second tour : dans le Gard, Emmanuelle Ménard peut compter sur 42,20% des voix du front républicain (6e circonscription, Béziers). L’argument qui pourrait consister à avancer que son statut de notable – elle est à la fois députée sortante et épouse du maire de Béziers – explique ce bon report est battu en brèche par les résultats de la circonscription voisine (7e circonscription, Sète) : Aurélien Lopez Liguori (RN) y est largement vainqueur en ralliant pratiquement 50% du volume des voix du front républicain au second tour. Dans les sous-préfectures, le « front national-républicain » profite donc largement aux candidats d’extrême droite quel que soit leur statut local : c’est une dynamique politique au sens large, une lame de fond.
Tableau 1 - le ralliement moyen des réserves de voix centrales dans quelques circonscriptions
Un certain nombre des candidats interrogés s’en sont rendu compte à leur corps défendant. L’un d’entre eux, battu au second tour par le Rassemblement national, explique que « le maire LR de la principale ville a appelé à ne pas voter Nupes au second tour face au RN », exprimant par-là que localement, avant même le second tour, certaines digues avaient déjà sauté.
Affronter l’extrême droite au second tour n’est plus une promesse de victoire, on le savait. Les nouveaux paramètres sont les suivants : non seulement le front électoral fonctionne globalement un peu mieux contre la Nupes, mais ce réflexe est plus marqué dans les petites entités urbaines. Si l’on est loin d’un raz-de marée anti-Nupes et si la coalition a globalement bien fonctionné, ce résultat interpelle : il laisse planer la menace d’une coalition des blocs bourgeois et réactionnaire contre le mouvement populaire alors même que leurs programmes sont à rebours des intérêts de classe du plus grand nombre. Cette coalition, pour être combattue, doit d’abord être nommée. Nous la désignons sous l’appellation de « front national-républicain » : elle désigne une coalition électorale provisoire associant des formations politiques nationalistes et identitaires et des forces théoriquement républicaines face à la coalition populaire.
Pourtant, le front national-républicain n’a pas été l’unique difficulté exogène de la Nupes. En plus de cela, elle a dû faire face à d’importantes candidatures dissidentes, et notamment sur les circonscriptions de sous-préfecture où 60 candidats dissidents de gauche se sont présentés sur 225 campagnes (soit 27%). Il convient donc de bien mesurer l’influence de ces candidatures dissidentes sur le front républicain.
La critique de la gauche modérée à l’endroit de la Nupes était de deux ordres : d’une part, le refus de la sujétion politique à LFI du centre-gauche et, d’autre part, la critique culturelle qui consiste à placer LFI et par extension la Nupes comme insuffisamment en phase avec les grands principes républicains. On voit que, par définition, cela rend plus difficile la convergence électorale au second tour : il est toujours compliqué de demander aux électeurs de rallier quelqu’un que vous avez vivement critiqué. Ces critiques sont d’autant moins réductibles qu’elles ont porté sur la nature de votre concurrent plutôt que sur le degré de la politique qu’il entend mener. Or ce n’était pas une critique de la radicalité de la Nupes qui était formulée par les dissidents, mais bien de sa nature : soumise à LFI et ne disposant pas d’un génome républicain. Logiquement, le front républicain fonctionne encore plus mal dans les circonscriptions présentant une dissidence : ainsi, dans les huit circonscriptions de sous-préfecture dans lesquelles le RN l’emporte finalement contre la Nupes alors qu’une candidature dissidente se présentait, le parti d’extrême droite rallie en moyenne 48,15% des voix relevant du front républicain, soit quatre points de plus que dans la moyenne nationale de ses seconds tours. Quand la Nupes parvient à l’emporter, c’est au contraire avec un niveau de report particulièrement faible : à Lodève, Sébastien Rome ne rallie que 21% de la réserve de voix relevant du front républicain et, à Rochechouart, Stéphane Delautrette plafonne à 32,42%. Seuls deux candidats de gauche bénéficient d’un bon report des voix du front républicain : Benjamin Saint-Huile à Avesnes-sur-Helpe (Nord, 3e) et Bertrand Petit à Saint-Omer (Pas-de-Calais, 8e), mais il s’agit précisément de candidats dissidents ayant viré en tête lors du premier tour. Plus centrés sur l’échiquier politique, ils apparaissent en mesure de rallier les électeurs de la majorité et de la droite face au RN.
Carte 1. Candidature dissidente sur les circonscriptions contenant une sous-préfecture – élections législatives 2022 – en rose
Carte 2. Accession au second tour du candidat RN sur les circonscriptions contenant une sous-préfecture – élections législatives 2022 – en bleu marine
Carte 3. Accession au second tour du candidat RN sur les circonscriptions contenant une sous-préfecture et où il y avait un dissident de gauche, élections législatives 2022 – en violet
Cette menace est d’autant plus sérieuse que la multiplicité des candidatures semble provoquer une conséquence dès le premier tour : un échec de toutes les candidatures de gauche à accéder au second tour et, ainsi, faciliter celle du Rassemblement national. Ces dettes de second tour ont été un handicap majeur dans la dynamique d’entre-deux-tours pour la Nupes. Cela nécessite de la part de la gauche une rapide prise de conscience débouchant sur une nouvelle coalition susceptible de faire pièce au front national-républicain. Une réflexion approfondie sur la France des sous-préfectures se fixant l’objectif égalitaire et républicain d’en finir avec les périphéries nous semble, dans cette perspective, fondamentale.
Faire mieux
Cette étude présente une démarche originale, peut-être inédite : elle s’appuie sur les commentaires, les témoignages et les remarques de 103 candidats Nupes sur les 225 qu’ont comptés les circonscriptions comptant une ou plusieurs villes de sous-préfecture.
On rappelle que cette strate n’est pas choisie au hasard : la sous-préfecture structure et maille le territoire. Elle est l’organisation administrative qui consacre l’égalité territoriale entre des villes qui n’ont, a priori, rien à voir entre elles. Quel est le point commun entre Reims, ville aux 180 000 habitants, et Mortagne-au-Perche, qui ne compte que 4 000 habitants, sinon d’être des sous-préfectures ?
De plus, ces administrations comptaient des bâtiments centraux dans la vie des gens : entre la réalisation des papiers d’identité, désormais dévolue aux mairies, et les cartes grises, désormais en ligne, ils se sont effacés des habitudes populaires et ont accéléré l’acceptation silencieuse de la disparition progressive de l’État dans ces territoires, accentuant les fractures économiques, démographiques et sociales[xxxviii].
La démarche est donc au cœur de ceux qui vivent dans ces territoires (87 candidats interrogés sur 103 vivent dans la circonscription où ils menaient campagne), qui identifient les difficultés et dynamiques propres à ces espaces et qui décident de s’engager pour représenter les électeurs. Ils ont pu se rendre compte rapidement de ce qui a fonctionné et dysfonctionné : ainsi, les porte-à-porte étaient pour certains impossibles à mettre en place du fait de l’immensité des zones pavillonnaires et du peu d’espaces à forte densité de population, alors même, et c’est cohérent, qu’il s’agit aujourd’hui de l’outil militant le plus développé par les formations politiques. Et au contraire, celles et ceux qui ont su s’approprier l’espace ont parfois fait preuve d’une originalité déconcertante, tels ces candidats qui avaient décidé de faire un local de campagne ambulant à bord d’une caravane se déplaçant de ville en ville. Pour d’autres, il a été évident que la bonne tenue d’un compte Twitter n’était pas très utile pour convaincre les électeurs autour de chez eux.
Ainsi, des difficultés structurelles, endogènes, sont apparues : le manque de temps, d’argent et de militants n’a pas permis de faire face aux territoires immenses et à l’exigence qu’une campagne législative implique pour capter les dynamiques des présidentielles.
Il a été aussi question pour beaucoup de la force ou de la faiblesse du programme. Si la thématique de la ruralité a été discutée préalablement, on souhaite ne pas occulter deux éléments supplémentaires. Le premier concerne les manques exprimés par certains candidats sur les propositions aux TPE et PME qui composent l’essentiel des entreprises de certains territoires. Cette volonté d’être soutenu par le petit tissu économique local revêt de la même importance que pour les maires : là où les relais d’opinion sont peu nombreux, un dirigeant de PME a un poids symbolique et une socialisation qui peuvent être déterminants dans une campagne. Le second élément concerne le logement. Aucun interrogé n’a relevé de manque sur cette thématique. Simplement, on a émis une corrélation éventuelle entre celle-ci et une possible victoire : seuls des candidats devenus députés ont indiqué spontanément avoir abordé ce sujet pendant la campagne.
Par ailleurs, il y a, dans ces campagnes, des motifs d’espoir importants : le score moyen des candidats qui ne sont pas au second tour sur les 225 circonscriptions ciblées s’élève à 23,5%, soit tout juste deux points en-deçà du score national de la Nupes (25,66% selon les chiffres du ministère de l’Intérieur). Ainsi, dans bien des cas, le second tour ne semble pas inaccessible si une certaine érosion électorale se fait sentir, un socle relativement solide demeure : a contrario, le score moyen des candidats atteignant le second tour s’élève lui à 28,9% soit 3,3 points de plus que le score national au premier tour, avec un chiffre médian à 29,1% ! Quand la gauche atteint le second tour, son score est plus élevé que celui d’autres formations politiques. Reste donc la question des seconds tours qui, comme on l’a vu, créent de nouvelles habitudes électorales : le front national-républicain se fait contre la Nupes et trouve des relais immédiats au sein des candidatures dissidentes de centre-gauche. C’est un problème majeur qui peut, à terme, obérer les chances d’offrir une perspective majoritaire à nos électeurs.
D’ici aux prochaines échéances nationales, d’autres scrutins auront lieu et notamment les municipales de 2026. Il s’agira d’un rendez-vous central dans le développement de la Nupes et de sa capacité à produire un discours, un imaginaire et une incarnation dans la France des sous-préfectures, à douze mois tout juste des élections présidentielles et législatives de 2027.
Enfin, ces derniers mots seront pour les candidats qui ont accepté de se prêter au jeu du questionnaire : nous leurs adressons nos remerciements les plus sincères et chaleureux. Cette étude est d’abord pour eux. Les dynamiques de la présidentielle donnent le sentiment que les positions électorales se figent au soir du premier tour. Or, nous estimons pour notre part qu’il s’agit d’une double dynamique : les scores de la Nupes dans les grandes villes proviennent aussi du travail politique et militant qui s’y déroule entre deux périodes électorales. Cette étude vient donc donner quelques arguments supplémentaires pour que cet investissement se fasse aussi dans les territoires de sous-préfectures.
Questionnaire transmis aux candidats :
· Nom (optionnel)
· Code postal de résidence (optionnel)
· Ville de résidence (optionnel)
· Profession
· Âge
· Circonscription législative
· Avez-vous déjà été candidat sur cette circonscription en 2017 ou 2012 ?
· Avez-vous été candidat à une élection sur cette même zone géographique (départementale, régionale, municipale) ? Si oui, à quelles élections et quand ?
· Êtes-vous élu dans cette circonscription (conseiller régional, départemental et/ou municipal) ? Ou dans une zone proche de votre circonscription de candidature ?
· Combien de personnes étaient quotidiennement présentes pour faire votre campagne ?
· Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans votre campagne ?
· Est-ce que la ligne politique nationale de votre formation politique était audible pour les gens que vous cibliez ?
· Avez-vous rencontré des difficultés pour décliner les grands traits du programme national de la Nupes afin de les adapter aux difficultés de votre circonscription ?
· Est-ce qu’il y a des thèmes/des propositions qui n’existaient pas ou insuffisamment dans la campagne nationale qui auraient pu être une aide pour vous ?
· Quelles actions de campagne avez-vous mises en place ? (QCM : porte-à-porte, boîtage, réunion publique, rencontre maires, distribution marché/supermarché)
· Autres ? (Précisez)
· Est-ce qu’un orateur national est venu vous soutenir ?
· Quel était le budget de votre campagne ?
· Quel moyen de transport était utilisé pendant la campagne ?
· Quelle part, dans le budget de campagne, est consacrée aux déplacements (route ou transports en commun) ?
· Est-ce que les déplacements militants (tout ou partie) ont été remboursés par la campagne ?
· Combien de villes (toutes les communes, de la plus petite à plus grande) comporte votre circonscription ?
· Avez-vous pu couvrir toutes les communes de la circonscription ?
· Avez-vous choisi ou priorisé votre action en fonction des différentes villes ? Quels étaient les critères de choix ?
· Combien de communes sur l’ensemble avez-vous pu couvrir en action militante ?
· Est-ce que la ville principale (en termes d’habitants/nombre d’électeurs) de votre circonscription a été la plus travaillée par les militants ?
· Est-ce qu’il y a eu des événements nationaux qui ont orienté, dynamisé ou perturbé votre campagne ?
· Est-ce qu’il y a eu des événements locaux qui ont orienté, dynamisé ou perturbé votre campagne ?
· Avez-vous pu faire campagne avec les autres forces politiques de la Nupes ?
· Quels sont les thèmes que vous avez mis en place pendant votre campagne ?
· Est-ce que vous aviez toutes les ressources militantes autour de vous (direction de campagne, communication, réseaux sociaux, relation presse, organisation tractage/boîtage, etc.) ? Merci de détailler svp.
· Qui était le député sortant ?
· Se représentait-il ?
· Étiez-vous au second tour ?
· Si oui, face à qui ?
· Si non, combien de voix vous manquait-il pour y parvenir ?
[i] Thibault Lhonneur, Être majoritaire : la gauche face à la fracture territoriale, 2 décembre 2022, Fondation Jean-Jaurès.
[ii] On ne compte pas ici les candidats divers gauche.
[iii] Thomas Finault, « Le centre attrape-tout d’Emmanuel Macron », La Tribune, 17 juin 2022.
[iv] Rémi Lefebvre, « Le parti politique est, au niveau européen, l’institution la plus détestée », une conversation avec Rémi Lefebvre, Le Grand Continent, 7 avril 2022.
[v] Nils Buchsbaum et Pierre Bonte-Joseph, Défiance démocratique : François Hollande porte une lourde responsabilité, pour cet ancien militant socialiste, Public Sénat, 30 mai 2021.
[vi] Axel Bruneau et Thibault Lhonneur, Le cri du cœur social des sous-préfectures, Fondation Jean-Jaurès, 5 avril 2023.
[vii] Rémi Lefebvre, « L’invention des campagnes électorales », dans Leçons d’introduction à la Science Politique, Paris, Ellipses, 2017, pp. 124-127.
[viii] Ibid.
[ix] Roland Cayrol, Le rôle des campagnes électorales, dans Daniel Gaxie (dir.), Explication du vote, Paris, Presses de Sciences Po, 1989, pp. 385-417
[x] Rémi Lefebvre, op. cit.
[xi] Achille Warnant, Les villes moyennes sont de retour, Fondation Jean-Jaurès, 2020.
[xii] Arthur Delaporte et Gilles Letourneur, « Faire campagne, défendre les campagnes. Comment partis et professionnels politiques pensent les fractures territoriales, le cas des élections législatives de 2017 (PS, FN) », dans Les Cahiers de la LCD, Paris, L’Harmattan, 2020, pp. 41-56.
[xiii] Ibid.
[xiv] Robin Prudent, Sophie Brunn et Ilan Caro, « Vous savez que vous êtes morts ? » : sur le terrain, la campagne cauchemardesque des candidats PS aux législatives, Francetvinfo.fr, 8 juin 2017.
[xv] Rémi Lefebvre, op. cit.
[xvi] Achille Warnant, op. cit.
[xvii] Achille Warnant, Villes moyennes : retour sur le plan « Action Cœur de ville », Fondation Jean-Jaurès, 18 décembre 2017.
[xviii] Rémi Lefebvre, op. cit.
[xix] Daniel Gaxie, « Questionner la représentation politique », Savoir/Agir, vol. 31, n°1, 2015, pp. 17-24.
[xx] Frédéric Durand, « Lancée par un élu de Louvriers, l’École de l’engagement veut aider les citoyens à reconquérir la politique », Le Parisien, 12 avril 2021.
[xxi] Thibault Lhonneur, Être majoritaire : la gauche face à la fracture territoriale, Fondation Jean-Jaurès, 2 décembre 2022.
[xxii] Thibault Lhonneur, Être majoritaire : la gauche face à la fracture territoriale, Fondation Jean-Jaurès, 2 décembre 2022.
[xxiii] Il ajoute : « beaucoup de kilomètres séparent les communes et donc il était nécessaire de faire des choix, ce qui impliquait parfois le manque de communication avec les groupes d’action ».
[xxiv] Génération.s, Europe Écologie-Les Verts, La France insoumise, Parti socialiste, Parti communiste
[xxv] Yann Thompson, Margaux Duguet, « France 2022 » : revivez le débat des législatives entre dix représentants des principaux partis, France 2, 9 juin 2022.
[xxvi] Solène Agnès, « Tirs mortels de policiers après un refus d’obtempérer à Paris : quatre questions sur l’affaire », Ouest-France, 7 juin 2022.
[xxvii] AFP, « Ils manifestent pour leur commissariat », Le Figaro, 21 février 2013.
[xxviii] « Pétition pour le maintien du commissariat », La Nouvelle République, 1er juin 2016.
[xxix] Achille Warnant, op.cit.
[xxx] Thibault Simonnet, « Beaune perd de plus en plus d’habitants : le commissariat pourrait-il être menacé ? », Le Bien public, 11 janvier 2023.
[xxxi] Ministère de l’Intérieur, Livre blanc de la sécurité intérieure, 2020.
[xxxii] Thierry Levesque, « Mende : le Livre blanc qui menace le commissariat », Midi libre, 28 novembre 2020.
[xxxiii] Catherine Perrot et Éric Donzé, « Le commissariat de police de Guéret est-il menacé de fermeture ? », La Montagne, 1er juin 2021.
[xxxiv] Gilbert Collard dans le Gard, Emmanuelle Ménard dans l’Hérault, Sébastien Chenu dans le Nord, Marine Le Pen, Bruno Bilde, Ludovic Pajot, José Evrard dans le Pas-de-Calais, Jacques Bompard dans le Vaucluse.
[xxxv] Les candidats de gauche dissidents, d’extrême gauche ou divers écologistes pour la Nupes, les candidats Reconquête ! et Debout La France pour le RN.
[xxxvi] Il pourrait sembler a priori incongru de classer les électeurs LR comme renforts potentiels de front républicain, et à ce titre autant susceptibles de s’orienter vers un candidat Nupes que vers un candidat RN étant donné l’évolution idéologique récente du parti. Pourtant, notre objet est l’étude de l’évolution du front républicain dans le temps long : si l’on veut vraiment identifier une évolution des réflexes des électeurs de la droite dite modérée, il est nécessaire de l’inscrire a priori dans l’arc du front républicain.
[xxxvii] Calcul des réserves « naturelles » de Jean-Marc Tellier : 12 103 + 685 + 485 = 13 246. Calcul des réserves dites de « front républicain » : 16 294-13 246 = 3048. Calcul du taux du front républicain : (3048 : 5237) x 100 = 58,2.
[xxxviii] Achille Warnant, op. cit.