Unir les périphéries

Pour en finir avec la France des machines à pain.

 
Le défilé des candidats en campagne à la campagne laisse songeur : de Valérie Pécresse humant du foin à pleins poumons à Eric Zemmour qui propose de repeupler la France rurale en passant par Emmanuel Macron tâtant le crin des chevaux, on a le sentiment de vivre le retour à la terre de personnalités plutôt représentatives de la France des métropoles. On pourrait manier les idées reçues comme le faisait Nicolas Sarkozy lorsqu’il dressait la puissance de l’agriculture commerciale contre les mœurs des « bobos » des villes. On pourrait de façon plus intéressante disserter sur la constance de l’agrarisme dans les mœurs politiques françaises, la ruralité y figurant depuis longtemps comme l’espace privilégié de l’authenticité et de l’équilibre face à la société industrielle et post-industrielle forcément corruptrice[i]. Ce serait peut-être l’occasion de lister longuement toutes les déformations et les clichés qui circulent depuis longtemps sur le sujet : le village d’antan autour de son clocher, les photos jaunies, la parka rouge de Laurent Wauquiez, la France éternelle et caetera. Un certain nombre de travaux récents invitent je crois au contraire à prendre un peu de recul[ii]. C’est ce que je me propose également de faire ici.

Julien Gracq écrivait : « les campagnes commencent là où s’arrêtent les villes. Mais, justement, elles n’en finissent pas, les villes ». Peut-être est-ce là le postulat par lequel on devrait débuter. Un peu moins de 75% de la population française est en effet aujourd’hui urbaine. Il serait cependant réducteur de limiter les campagnes aux 25% restants, c’est-à-dire de ne faire qu’un seul bloc de toutes les personnes résidant dans des communes de moins de 2000 habitants agglomérés. En effet, les aires urbaines – c’est-à-dire les villes ainsi que l’ensemble des communes situées dans leurs bassins de vie – représentent 92% de la population française. Il y a donc 17% de la population française – un petit sixième, soit autant que l’aire métropolitaine de Paris -  qui vit à la campagne tout en relevant de logiques économiques proprement urbaines : emplois tertiaires, économie tournée autour des dépenses des citadins en vacances, industrie déconcentrée. Il s’agit des marges lointaines des métropoles : elles sont en croissance, elles ont connu les plus fortes logiques d’étalement urbain depuis les années 1990, mais elles sont à l’écart : les services publics et les commerces les maillent faiblement, l’éloignement des institutions, des emplois, des écoles et des services de santé y allonge démesurément les trajets effectués pour la plupart en voiture individuelle. Des ouvrages grand public ont popularisé l’idée d’une France périphérique délaissée, fourrier d’un vote protestataire d’extrême-droite[iii]. La révolte des Gilets Jaunes à l’hiver 2018-2019 est ainsi apparue aux yeux de plusieurs observateurs comme le surgissement sur le terrain de la confrontation sociale de cette France des périphéries, parfois au prix d’un certain mépris de classe de la part des éditorialistes. Par ailleurs, un certain nombre d’universitaires ont fait remarquer que les cœurs des métropoles restaient souvent des poches de pauvreté.

J’ai de mon côté relevé deux détails qui, de la même façon, invitent à se méfier de l’établissement d’une trop brutale dichotomie entre d’une part des métropoles tentaculaires et dynamiques et de l’autre les campagnes et les espaces périurbains abandonnés. Le premier détail, c’est la multiplication des machines à pain. Si vous ne savez pas ce qu’est une machine à pain, en voici une brève description : il s’agit d’une borne rechargée régulièrement par un camion tournant entre plusieurs stations du même type semblables mais distantes qui vous délivrent, à la façon d’un distributeur de sodas ou de sucreries, votre baguette quotidienne. C’est l’image crue, sauvage, de territoires où il n’y a même plus de boulangerie. On ne parlera évidemment pas du bureau poste ou de la maternité : quand on en est réduit à la machine à pain, il n’y a vraiment qu’elle à l’horizon des commerces. Fini le bref instant de sociabilité, la baguette et les deux croissants, les quelques mots échangés ( « ça va, et vous ? »). Non : machine à pain, monnaie, baguette.  J’ai vu une machine à pain pour la première fois de ma vie à Saint-Pierre-le Vieux, dans le sud de la Vendée, à 20 km de Niort et à 45 km de La Rochelle, en pleine France périurbaine. J’ai vu la deuxième à l’Île Saint-Denis, dans le 93, au pied de la Cité Maurice-Thorez, à quelques encablures du périphérique parisien. Escaladez la machine à pain, et vous voyez la Tour Effeil. Si la machine à pain est le fil à plomb des territoires périphériques, peut-être faut-il donc envisager ces derniers dans toute leur diversité. 

Le deuxième détail est plus politique. En février 2019, de retour des Hautes-Alpes, je patientais dans les embouteillages sur l’A7, derrière la gare Saint-Charles à l’entrée de Marseille. Mon regard pouvait librement s’élever vers les tours lépreuses du 3ème arrondissement qui surplombent l’autoroute. Et là, aux fenêtres d’un des quartiers les plus pauvres d’Europe, en plein cœur d’une métropole, le même cri que sur les ronds-points des Hautes-Alpes : un gilet jaune. 

Ces deux observations me chevillent au corps l’idée que la bataille doit être celle de toutes les périphéries de la mondialisation. Elles appellent la remarque que M. Macron n’est pas le président des métropoles face aux campagnes, mais bien des hyper-centres gagnants de la mondialisation face aux innombrables périphéries délaissées : centres paupérisés, banlieues reléguées, espaces périurbains et ruraux marginalisés[iv].

La métropole est la concentration des hommes et des activités dans quelques très grandes villes : c’est le phénomène géographique majeur à l’œuvre en France et dans les pays industrialisés depuis le dernier quart du XXe siècle. En gros, les métropoles concentrent dans leurs cœur les activités à forte valeur ajoutée : direction et conception, commandement politique et stratégique, recherche, prospective. La sur-représentation des cadres est le phénomène marquant dans la structure de l’emploi des très grandes villes : à Paris, 300 000 emplois relèvent par exemple du tertiaire supérieur. Ce phénomène va de pair avec la dissociation des espaces productifs : alors que toutes les activités de Renault – de la conception à la chaîne de montage, en passant par la publicité – étaient concentrées à Boulogne dans les années 1960, le cœur des métropoles n’a conservé que les activités de direction. Les emplois industriels ont été déconcentrés vers les périphéries voir délocalisés à l’étranger. Il y a des usines qui ouvrent en France, mais pas dans les métropoles : dans l’Oise, dans les Alpes de Haute Provence. Ainsi, cette profonde modification s’accompagne de processus sociologiques parallèles : les centres-ville se gentrifient en étant habités par les cadres titulaires des emplois métropolitains ; la déconcentration des activités productives et la hausse du coût de la vie consécutives à la gentrification rend les centres-ville inaccessibles à la classe moyenne et y accroît les difficultés des classes populaires. Les classes moyennes glissent donc vers le périurbain de plus en plus lointain cependant que les classes populaires sont paupérisées dans les banlieues défavorisées ou les quartiers centraux dégradés. Enfin, la mise en compétition des territoires[v] conduit les pouvoirs publics à privilégier démesurément les centres dynamiques, qui sont autant de points d’entrée dans la mondialisation. La politique redistributive est donc mise en sourdine, délaissant les marges rurales et périurbaines. Un technicien EDF des Hautes-Alpes m’avançait par exemple que le regroupement des centres techniques EDF du nord du département conduisait à l’allongement des délais d’intervention pour le rétablissement de l’électricité tout en allongeant la durée et le danger de journées de travail passées, par le technicien, au volant de sa voiture sur des routes de montagne. 

L’attention portée par l’Etat aux territoires périphériques n’est clairement pas à la hauteur. En 2018, la LOM (Loi d’Orientation sur les Mobilités) se fixait comme objectif de désenclaver la France périphérique. Sur la base d’un constat lucide (« des territoires qui se sentent abandonnés »), la ministre des transports Elisabeth Borne tentait de tracer des perspectives[1]. Las, la loi en est restée au niveau des vœux pieux : la mise en place d’AOM (Autorités Organisatrices de Mobilités) sur tout le territoire, « forfait mobilité » réduit à 400 € par an pour assurer les pendulages domicile-travail en covoiturage ou à vélo financé…par les entreprises[vi] ! Pendant ce temps, la région PACA a continué de réduire le nombre de TER quotidiens, et il faut 4h30, un car et un changement de train pour rallier l’Argentière-la-Bessée depuis Marseille la plupart du temps. Si la nouvelle LOM dirige un certain nombre d’investissements en direction des infrastructures ferroviaires, on peut s’inquiéter du fait que c’est en l’absence de projet de LGV dans l’actuelle législature. Si une nouvelle extension des LGV devait survenir dans les prochaines années, elle risquerait de déshabiller à nouveau le train de proximité. Ainsi, la LOM ne prévoit pas de nouveau financement spécifique dans les mobilités, et dirige l’essentiel d’investissements a priori non pérennes vers des infrastructures qui accusent des années de retard en la matière. 

Le constat de ce sous-investissement chronique pourrait être fait à propos d’autres territoires : de nombreux services de la préfecture de Bobigny sont par exemple sous-doté en personnel par rapport à la préfecture de Paris ; Clichy-sous-bois et Montfermeil ont longtemps été à 1h30 de Paris en transports en commun.

Une vraie réorientation des politiques publiques apparaît donc à la fois nécessaire et urgente.  Eric Zemmour peut appeler à la redirection des crédits des banlieues vers la ruralité : il montre qu’il ignore la réalité des investissements publics dans ces deux territoires, aussi pauvre pour les uns que pour les autres. De toutes façons, comme il ne jure que par la réduction de la dépense publique, il ne se donne pas les moyens d’une politique publique ambitieuse dans un cas comme dans l’autre.

Jean-Luc Mélenchon, candidat de l’Union Populaire se fixe tout au contraire l’objectif et les moyens d’unir les périphéries à travers des politiques publiques attentives, qui ne proposent pas de déshabiller l’un pour habiller l’autre. Cela passe notamment par l’articulation entre planification nationale de l’aménagement du territoire et les institutions locales en revoyant le cadre institutionnel de l’organisation territoriale.

L’Avenir en commun propose par exemple de renforcer le versement pour sous-densité afin de lutter contre l’étalement urbain et de planifier le rapprochement des bassins de vie et des bassins d’emplois, de procéder à un moratoire sur les fermetures de services publics sur les territoires ruraux et périurbains (services postaux, gares de proximité, hôpitaux et services de santé, écoles, palais de justice), d’abroger les « conventions ruralité » qui visent à diminuer le nombre d’écoles en milieu rural, de supprimer les groupements hospitaliers de territoires (GHT) et de reconstruire le maillage des hôpitaux de proximité ; de combler les déserts médicaux par la création d’un corps de médecins généralistes fonctionnaires ; de sortir du tout TGV et développer les trains du quotidien en pensant la planification intermodale. 

C’est ambitieux. Cela représente des milliards d’euros d’investissement publics. Pourtant, il me semble que le coût en sera toujours infiniment moins grand que celui des discours et des politiques qui jettent les laissés pour compte les uns contre les autres. 

Face aux ultra-libéraux et aux prêcheurs de haine, il est temps d’unir le peuple. 

 



[1] Référence Le Monde


[i] Pierre Barral, Les agrariens français de Méline à Pisani, presses de Sciences Po, 1969.
[ii] Benoît Coquard, Ceux qui restent, La Découverte(2019), est une passionnante étude de sociologie sur les campagnes de l’est en proie à une ancienne désindustrialisation. On mesure la fracture avec la France des métropoles tout en explorant les multiples recompositions sociales qui y surgissent dans l’aire tertiaire.
[iii] Christophe Guilluy, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Champs actuel, 2015.
[iv] Les deux cartes présentées sont tirées d’une très riche étude parue entre 2017 et 2018 dans Métropolitiques, « Les votes des grandes villes au microscope ». Il s’agit d’une série d’articles passionnants. Disponible en ligne : https://metropolitiques.eu/Presidentielle-2017-Les-votes-des-grandes-villes-au-microscope
[v] Sur cette question, on lira avec profit Margot Emmerich, « Au nom de l’attractivité des territoires », Le Monde Diplomatique n°807 (juin 2021). L’obsession de l’attractivité y est finement étudiée à travers l’étalement des zones commerciales en périphérie de la métropole de Lyon.
[vi] Eric Béziat, « Le projet de loi qui veut désenclaver la France périphérique ».

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